Une Affaire d’Infanticide à Lille en 1888 – Episode 7
Dans l’épisode précédent :
Nous avions pris connaissance de l’emploi du temps de Victor Soetens les 24 et 25 juin. Il était vraisemblable qu’il avait tenté de fuir en allant faire son service militaire en Belgique.
Nous étions le lundi 2 juillet, quinze jours après l’assassinat de la petite Madeleine
La dernière semaine d’instruction commençait.
Le juge reçut enfin les résultats des investigations qu’il avait demandé afin de retrouver les vêtements de la petite victime.
Malgré la mobilisation de deux agents des services de la sureté qui avaient visité tous les fripiers et brocanteurs de la ville, aucun des vêtements de Madeleine n’avait été retrouvé.
Le mystère restait entier !
Le juge décida alors d’entendre à nouveau Joséphine Weymeerch.
Wemersch Joséphine femme Soetens, domiciliée actuellement chez sa mère au Pont de Marcq Mme Vve Vermersch1
Comme je vous l’ai déjà déclaré, il y avait environ deux ans que je vivais avec Victor Soetens lorsque je l’ai épousé au mois de décembre dernier, pour légitimer notre enfant, la petite Madeleine née le 6 mars 1887. J’avais fait la connaissance de Soetens au bal à Lille, en mai 1886 et un mois à peine environ, je devenais enceinte. Victor Soetens aimait beaucoup sa petite fille dans le commencement, mais au mois de janvier dernier, il dut s’absenter de la maison pendant deux mois, soit pour servir comme garçon de café chez Liégeois et chez Quesnay en face de la gare, soit pour aller travailler comme voiturier à Caudry, et quand il est revenu à la maison, la petite qui l’avait perdu de vue, ne le reconnaissait plus. C’est ce qui a été à l’origine de nos discussions et ce qui a irrité mon mari en excitant sa jalousie, l’enfant faisant plutôt attention à moi qu’à lui. Aussi je faisais tous mes efforts pour obliger cette petite à caresser son père, mais quand j’étais obligée de m’absenter pour aller porter au dehors l’ouvrage de mon mari, j’étais bien obligée de laisser ma petite seule avec lui. L’enfant a été malade il y a deux mois environ et comme je croyais que c’était un erysipèle, je l’ai placée pendant trois jours à l’hôpital St Sauveur. Quand elle a été guérie, la sœur m’a demandé si ma petite n’avait pas reçu un coup à la tête, je n’ai jamais pu supposer que c’était mon mari qui l’avait frappé et j’ai pensé que c’était mon enfant qui s’était blessé elle-même en se frappant le nez contre les carreaux de sa chaise en voulant sauter pour descendre. Quelques temps après ma petite a eu des rougeurs autour des lèvres, j’ai pensé que c’était une simple inflammation, mais la propriétaire de la maison de la rue sans pavé N°21, Mme Vankelst, m’a soutenu ensuite, que ce devaient être des brûlures ; n’ayant à ce moment aucun soupçon sur mon mari, je ne l’ai pas questionné là dessus, n’ayant aucune raison pour le faire. Cette propriétaire m’avait bien dit aussi que l’enfant criait toutes les fois que je m’absentais, mais je ne croyais pas non plus que mon mari frappait l’enfant, malgré les reproches qu’il m’adressait au sujet de ses cris quand je rentrais de faire mes commissions. De mon côté j’étais lasse de toutes ces querelles de mon mari au sujet de la petite et je lui disais qu’il ferait bien mieux de me la laisser emporter avec moi quand je sortais. Il ne voulait pas parce qu’il craignait que l’enfant ne fit tomber pendant le trajet, des bottines dans la rue, ce qui nous aurait obligé à les payer. Mais à part toutes ces discussions je n’avais point de reproches à faire à mon mari qui était très bien pour moi. Après le dimanche 17 juin, il a redoublé d’affections pour moi et pendant la semaine qui a suivi jusqu’à son départ, il a eu fréquemment des rapports avec moi. J’ai pensé qu’il voulait me faire un enfant.
La dlle Julia Navez que nous avons connu rue de la Clef, savait toutes nos querelles de ménage au sujet de la petite et elle était présente quand mon mari se disposait à partir avec l’enfant le 17 juin. Le vendredi suivant 22 juin, j’étais allée la trouver pour lui confier que j’étais très tourmentée de ma petite, dont je n’avais pas reçu de nouvelles et je lui parlais de mensonges que m’avait fait mon mari à ce sujet.
Lecture faite persiste déclare ne savoir signer, nous signons avec le greffier.
Le juge De Brix reçut ensuite la déposition d’une nouvelle protagoniste : Julia Navet qui avait été citée par Victor Soetens lors de son dernier interrogatoire (voir l’Episode 6). Elle était présente chez les Soetens le soir où Victor emmena sa petite fille.
Je me nomme Julia Navet, âgée de 19 ans, journalière, dt à Lille, rue de la Clef N°54.
J’ai fait il y a trois mois environ, la connaissance des époux Soetens, quand j’étais leur voisine rue de la Clef N°27 chez Marquillies. Nous allions quelquefois les uns chez les autres et c’est ainsi que j’ai eu l’occasion de remarquer que ces gens avaient souvent entre eux des querelles à l’occasion de leur petite fille Madeleine. La femme Soetens m’avait dit souvent combien elle regrettait de voir ces discussions et l’antipathie pour son enfant qui de son côté, ne paraissait pas avoir pour son père beaucoup d’affection et moi-même, j’avais quelquefois remarqué que la petite Madeleine paraissait fuir son père quand elle le voyait. Il existait donc à ma connaissance, une jalousie de la part de Soetens à cause de cette petite. Quand les époux Soetens sont allés demeurer ensuite rue sans Pavé N°21, je les ai vu beaucoup moins, parce que je suis obligée d’aller en journée ; mais le dimanche 17 juin dernier, vers deux heures de l’après-midi, je suis allée les voir chez eux et je suis restée en leur société jusqu’à neuf heures moins le quart du soir, la femme Soetens était dans une grande désolation et pleurait parce que son mari lui avait annoncé qu’il voulait emmener sa petite Madeleine chez une tante en Belgique. Le soir, quand Soetens se disposait à partir pour la gare, sa femme voulait l’accompagner ; il a repoussé sa demande en disant : « non je ne veux pas , parce qu’on te verrait pleurer à la gare ». La pauvre mère était désolée de voir partir sa petite, elle l’avait habillée très confortablement avec une petite robe et lui avait placé un mouchoir sur le dos, elle voulait lui mettre un petit chapeau blanc, mais son mari s’y est opposé en disant : « c’est inutile, ma tante le brulerait, car elle a bien le moyen de donner des affaires à la petite, c’est une rentière et elle voudra des vêtements à son goût ». Soetens disait qu’il valait bien mieux que l’enfant partit de la maison parce que elle prendrait meilleur air à la campagne, elle ne serait plus pour eux un objet de discussion dans leur ménage. Je les ai quittés avant le départ de Soetens en les invitant à venir me voir le lendemain. Ils sont venus en effet vers neuf heures du soir prendre le café avec moi dans ma chambre. J’ai demandé à Soetens s’il avait été porter son enfant en Belgique, « oui » m’a-t-il répondu, « je l’ai porté jusqu’à Mouscron où m’attendait sa tante qui nous a très bien accueilli. Je ne suis pas allé plus loin en Belgique pour ne pas me faire prendre, car je suis déserteur. » En disant cela il ne paraissait nullement troublé et il a causé absolument comme d’habitude. Je les ai revus depuis lors quelquefois, dans la semaine le vendredi 22, la femme Soetens est venue me trouver en me disant que son mari ne voulait pas lui dire d’une façon positive où était l’enfant, qu’elle ne recevait pas de lettre de cette tante comme son mari le lui avait promis et qu’elle allait être obligée d’écrire dans ce pays flamand. Elle m’a dit aussi que son mari lui avait annoncé qu’il avait signé avec cette tante un papier d’après lequel son enfant lui était abandonné, mais que ce papier étant écrit en flamand, son mari n’avait pas pu lui dire positivement quel en était le contenu. Je devais aller le dimanche suivant 24 voir les époux Soetens mais en ayant été empêchée ce jour là, j’ai appris par ma propriétaire que Soetens avait tué son enfant d’après ce que disaient les journaux. Je n’aurai pas cru cet homme capable d’un pareil crime, surtout d’après la conduite qu’il avait tenu pendant la semaine.
Lecture faite persiste et signe avec nous et le greffier.
1 Comme vu dans l’acte de mariage du couple Soetens-Weymeerch (voir Episode 3), La mère de Joséphine s’appelle Augustine Carrette, elle a désormais cinquante-quatre ans.
Le mardi 3 juillet, désireux d’en savoir plus sur ses différents emplois, le juge interrogea à nouveau Victor Soetens.
Faites moi connaître vos antécédents ?
J’ai travaillé pendant trois ans pour le compte de l’atelier de Mr Heroquet, maître cordonnier rue Royale N°6 à Lille, et je l’ai quitté vers le huit janvier de cette année, parce que je ne gagnais pas assez, mon gain ne s’élevant plus qu’à douze ou treize francs par semaine, à ce moment là je venais de me marier avec Joséphine Weymeerch, dont j’avais légitimé l’enfant et il me fallait augmenter les ressources, ma femme ne pouvant rien gagner à cause de son ménage et des soins à donner à la petite. Je suis alors entré comme garçon de salle, chez Mr Liégeois, restaurateur rue du Priez où je suis resté trois semaines. J’y gagnais 40 francs par mois, plus les nourritures et les bénéfices. J’ai du quitter cette maison parce que j’y étais trop tenu par mon service, de là je suis entré chez Mr Quesnoy, cafetier place de la gare, pour le service de l’office à 30 francs par mois, plus les bénéfices. Je n’y suis resté que sept jours à cause d’une discussion que j’ai eue avec les autres garçons ; de là je suis allé deux jours comme garçon de salle dans un café (hôtel des voyageurs) à Caudry j’ai du m’en aller pour céder la place à l’ancien garçon. A mon retour à Lille, c’est-à-dire dans le courant de février dernier, je me suis mis à chercher de l’ouvrage et au bout de huit jours, j’ai fini par trouver de l’ouvrage chez Mr Dassonville, Maître cordonnier rue de la Clef pour le compte duquel j’ai travaillé jusqu’au jour de mon arrestation. Je gagnais tantôt 3f50 tantôt 40 sous par jour*, souvent j’étais obligé de rester à la maison ou d’aller reporter de l’ouvrage.
* ndlr : Un sou = 5 centimes et un franc = 20 sous
N’avez-vous pas été également à Paris ?
Oui, j’ai travaillé à Paris en compagnie de mon père, mais comme à ce moment là j’étais très jeune, ayant 15 ou 16 ans à peine, je faisais plutôt les commissions, il y a quatre ans environ que j’ai quitté Paris pour revenir à Lille et c’est à ce moment là que j’ai quitté définitivement mon père.
N’auriez-vous pas à cette époque là pris dix francs dans la malle de votre père ?
Je n’en ai pas le souvenir.
N’étiez-vous pas brouillé avec votre père ?
Non pas du tout, seulement ces derniers temps j’allais très peu le voir parce que j’étais retenu par mon ouvrage à la maison et je n’avais pas le temps de sortir.
Lecture faite persiste et signe avec nous et le greffier.
Enfin, le mercredi 4 juillet à la mairie de Lille, le décès de la petite Madeleine était déclaré. On notera une erreur sur la date de décès.
Le juge recevait par ailleurs les fiches de renseignements qu’il avait demandé à la police concernant chacun des principaux protagonistes de cette affaire, en perspective de leur témoignage au tribunal :
- François Wambre, qui avait découvert le corps de la petite Madeleine : « Excellent travailleur – bon père de famille »
- Julia Navet : « Moralité mauvaise – Impartialité complète – Confiance entière »
- Victor Soetens père : « s’adonne à la boisson – est furieux contre son fils depuis qu’il a fait mourir son enfant »
- Paul Vankelst : « On peut avoir confiance dans son témoignage »
- Hortense Vankelst : « caractère vif et ouvert – On peut avoir confiance dans son témoignage »
- Joséphine Weymeerch : « caractère sombre – On peut ajouter foi dans son témoignage »
Lundi 9 juillet 1888
Après un peu plus de deux semaines d’instructions, le juge en savait désormais assez pour clore le dossier et le transmettre au Procureur.
Mais avant cela, il interrogea une dernière fois Victor Soetens en tentant de le pousser dans ses derniers retranchements.
Je vous donne lecture du rapport de Mr le Docteur Castiaux en date de ce jour et dont les conclusions sont les suivantes : 1° la petite fille n’est pas morte par submersion 2° elle porte au cou des traces de strangulations exercées à l’aide de la main 3° la mort a été très rapide il y a eu pression exercée sur le devant du cou, pression qui a produit aussitôt une syncope mortelle 4° l’enfant porte sur le côté droit du cou une plaie régulière ressemblant à celle d’un coup de couteau, plaie faite pendant la vie.
Qu’avez-vous à répondre à ces constatations ?
Je reconnais avoir pressé mon enfant très fortement au cou avant de la jeter à l’eau, je lui ai appuyé les mains sur le cou mais j’affirme de nouveau ne pas lui avoir donné de coup de couteau. je n’avais pas de couteau sur moi.
Ainsi vous aviez bien l’intention de donner la mort à votre enfant ?
Oui, cette idée m’est venue à la gare où j’étais allé pour prendre le train le dimanche 17 juin au soir.
Il y avait bien plus longtemps que vous aviez formé la résolution de vous débarrasser de votre enfant ?
Non, je voulais seulement la mettre en nourrice.
Vous avez reconnu vous même que depuis plus de trois ans vous n’avez pas entendu parler de la personne chez laquelle vous disiez devoir la placer à Pittem ?
En effet, voilà trois ans que je n’en ai plus entendu parler.
Votre départ pour la gare n’était qu’une comédie, quel train vouliez-vous donc prendre le soir ?
A dix heures quinze pour Mouscron où j’espérais retrouver cette tante.
Avec l’indicateur des chemins de fer, je vous prouve qu’il n’y a pas de train à cette heure là pour Mouscron, le train de dix heures 17 s’arrête à Tourcoing et le dernier train pour Mouscron part à neuf heures dix du soir ?
Je croyais d’après ce qu’on m’avait dit qu’il y en avait un, c’est un employé de la gare qui m’avait donné ce renseignement. je vous affirme de nouveau que je n’avais pas prémédité depuis longtemps de donner la mort à mon enfant que j’aimais beaucoup, c’est seulement à la gare que cette idée m’est venue.
Vous ne pouviez pas aimer beaucoup votre enfant que vous avez abreuvé de mauvais traitements longtemps avant de lui donner la mort ?
J’étais jaloux parce qu’elle aimait mieux sa mère que moi.
Indiquez moi l’itinéraire que vous avez suivi le 17 juin dernier dans la soirée avec votre enfant ?
De mon domicile rue sans pavé N°21, je suis allé par la place des Buisses à la gare où je me suis promené un moment sans m’occuper du départ des trains, puis j’ai suivi la rue de la gare, la rue Nationale, le boulevard de la Liberté, square du Ramponneau et la façade de l’Esplanade, et là en face de la rue d’Anjou, je me suis promené un moment en face de la Deûle, mais comme il y avait beaucoup de monde, j’ai continué ma route jusqu’au pont du petit Paradis que j’ai traversé et de là je me suis rendu à l’endroit que je vous ai indiqué dans les remparts où j’ai jeté mon enfant à l’eau.
Lecture faite persiste et signe avec nous et le greffier.
Le juge De Brix avait terminé son instruction.
FIN DE L’EPISODE 7
Dans le prochain et dernier épisode, nous saurons comment la justice a finalement jugé cette affaire et ce qu’il adviendra de Victor Soetens.