Une Affaire d’Infanticide à Lille en 1888 – Episode 6
Dans l’épisode précédent :
La déposition de Paul Vankelst, le fils de la propriétaire, révélait les mauvais traitements que Victor faisait subir à sa fille. Une reconstitution minutieuse des événements avait été réalisée sur les lieux du crime. Le juge ne perdait pas espoir de résoudre l’énigme des vêtements de la petite Madeleine et ordonnait des investigations. Victor Soetens persistait à nier catégoriquement avoir déshabillé sa fille avant de la tuer.
Nous étions le vendredi 29 juin.
La reconstitution avait eu lieu le matin même.
Afin d’en savoir plus sur son emploi du temps les 24 et 25 juin, le juge décida d’interroger à nouveau l’inculpé.
Faites moi connaître l’emploi de votre temps pendant la journée du dimanche 24 juin et la journée du 25, jusqu’à votre retour à Lille
Ainsi que je vous ai fait connaître, le dimanche 24 juin courant, vers huit heures et demie, neuf heures du matin, je suis parti pour Courtrai par le chemin de fer avec les cinq francs que j’avais obtenus en engageant les fournitures de cordonnerie de mon patron, le sieur Dassonville, chez le cordonnier Roy, sur la place des Reignaux.
De Courtrai je me suis rendu à Heestert pour y satisfaire à la convocation qui m’avait été adressée par le bourgmestre de cette commune, au sujet de la milice, ayant eu au tirage le N°51. Comme ce jour là était un dimanche je suis allé trouver son secrétaire qui m’a dit d’attendre jusqu’au lendemain matin et m’a procuré un logement à la maison communale pour la nuit.
Le lendemain je suis parti pour Courtrai, d’après l’indication qui m’avait été donnée par le secrétaire du bourgmestre et je suis allé trouver Le Cre de Courtrai. Là on m’a dit que je devais aller plus tard à Bruges pour y passer le conseil, mais que je pouvais attendre jusqu’au cinq juillet. Alors je suis reparti vers neuf heures du matin pour Lille où je suis arrivé vers trois heures et demie, après avoir fait la route à pied, vous savez qu’à mon arrivée dans mon domicile j’ai été arrêté sans avoir vu ma femme.
Vous n’avez donc pas été à Pittem voir vos tantes, ainsi que la belle tante chez laquelle vous aviez annoncé à votre femme devoir placer votre enfant ?
Non, mes tantes sont mortes, quant à ma belle tante Henriette Vanmoecle, je n’ai pas eu le temps d’aller la voir. Je suppose qu’elle existe toujours, mais il y a trois ans que je n’en ai plus eu de nouvelles.
Persistez-vous à soutenir que vous n’avez pas dépouillé votre enfant de ses vêtements quand vous l’avez jeté à l’eau ?
Je soutiens énergiquement que je lui ai laissé ses vêtements sur le corps. Je suppose que l’enfant après avoir été définitivement abandonné par moi, ne sera pas tombé complètement dans l’eau et que peut-être alors quelque rodeur passant par là, l’aura dépouillé de ses vêtements et rejeté ensuite dans la rigole.
Quant à moi je n’aurais jamais le cœur de la mettre toute nue, car au contraire pendant le temps que j’étais resté assis au bord de la rigole, à l’endroit que je vous ai montré ce matin, avec ma petite une heure et demie environ, j’avais bien pris la précaution de la couvrir avec le châle de laine noire pour qu’elle ne prit pas froid.
Tant de sollicitude me parait bien extraordinaire et cela semble peu s’accorder avec l’acte que vous avez commis ?
C’est vrai, mais c’étaient les bras qui agissaient et non pas le cœur.
Vous aviez cependant résolu depuis longtemps de tuer votre enfant ?
Non, je n’avais pas résolu de la tuer.
Les gens de la maison où vous habitiez avaient remarqué que votre petite criait chaque fois qu’elle restait seule avec vous ?
Elle criait c’est vrai, c’est parce qu’elle était fâchée de voir partir sa mère, elle criait toujours à tel point, que j’en étais très préoccupé. Une delle Julia, journalière, rue de la Clef, qui venait à la maison, l’avait remarqué.
Il y avait longtemps déjà que vous aviez projeté de la faire disparaître, car vous aviez dit à votre femme trois semaines environ avant la soirée du dix-sept juin qu’il fallait envoyer cette petite chez votre tante en Belgique ?
Nous en avions parlé il est vrai, mais il n’y avait rien eu d’arrêté entre nous à cet égard. Je pensais à cette belle tante Henriette Vanmoecle dont il a déjà été question.
Mais vous n’aviez pas reçu de nouvelles de cette personne depuis plus de trois ans, comment pouviez-vous savoir qu’elle s’intéresserait à votre enfant ?
Je savais qu’elle aimait les enfants
On avait remarqué à diverses reprises que votre enfant pleurait quand elle restait avec vous, qu’elle avait été quelquefois atteinte d’indispositions qui ont paru suspectes, ainsi la femme Vankelst a remarqué un jour il y a trois ou quatre semaines environ, que votre petite fille avait eu des convulsions qui lui ont paru provenir d’un étranglement ?
Tout cela n’est pas sérieux, la femme Vankelst m’a dit à moi même que l’indisposition dont vous parlez provenait d’une attaque de nerfs. je vous certifie que je n’avais jamais fait de mal à mon enfant avant la soirée du 17 juin courant.
Dans le but de vérifier ses déclarations, le juge envoya une lettre à son homologue à Courtrai pour qu’une enquête soit menée sur l’emploi du temps de Victor à Heestert le dimanche 25.
Voyons quel fut le résultat des recherches menées par la gendarmerie belge.
L’an 1800 quatre-vingt-huit le deux juillet, nous soussignés Vanderhallen Pierre Toussaint brigadier et Yde Victor, gendarme, tous deux en résidence à Avelghem, revêtus de notre uniforme, certifions avoir pris les renseignements ci-après conformément à l’apostille du 30 juin dernier N°653 de Monsieur le Juge d’Instruction Jonckheere de Courtrai :
Brugghe Léandre, 64 ans, cabaretier à Heestert, déclare : le 24 juin vers midi il est venu chez moi un inconnu qui s’est dit être un nommé Soetens, il a demandé si le secrétaire communal était encore au bureau, sur ma réponse négative il s’est rendu immédiatement à sa demeure disant qu’il avait des pièces à recevoir, environ une demie heure plus tard il est revenu et m’a dit ne pas avoir reçu ces pièces et devoir aller les prendre le lendemain à Courtrai, au bureau du commissariat d’arrondissement, il m’a dit que ledit bureau serait fermé à cause du dimanche et qu’il se proposait de passer la nuit à Heestert pour partir pour Courtrai le lendemain par le premier train, ce qu’il a fait ; vers une heure de relevé il s’est rendu chez un soi disant cousin, nommé Soetens comme lui, vers 3 1/2 ou 4 heures il est revenu avec son susdit cousin et celui-ci a demandé que je veuille héberger son parent pour une nuit, ce que j’ai accepté, vers 4 1/2 heures Soetens de Heestert est parti pour rentrer chez lui, Soetens de Lille s’est aussitôt couché jusqu’au lendemain vers 4 heures du matin, il s’est à nouveau rendu chez son cousin mais comme celui-ci n’était pas encore levé il est revenu pour repartir un peu plus tard, de chez son cousin il n’est plus revenu chez moi mais est allé directement à la station. Chez moi le dit Soetens n’a pas beaucoup parlé, il a dit qu’il devait devenir militaire en Belgique et qu’il était fatigué, cet homme m’a paru inquiet et fort pensif.
Bullens Ghislain Auguste, secrétaire communal à Heestert, déclare : le 24 juin dernier vers midi le nommé Soetens Victor de Lille est venu chez moi pour y prendre des pièces qui lui étaient nécessaires pour entrer au service militaire pour lequel il est désigné, les pièces n’étant pas arrivé à la commune, je l’ai envoyé au commissariat d’arrondissement de Courtrai, il est aussitôt parti et je ne l’ai plus revu ; le 1er juin dernier un avis a été adressé de cette commune à Monsieur le Maire de Lille pour lui être remis avis pour lequel il était invité de se trouver le 7 du même mois à la commune pour être dirigé par un agent communal sur la ville Capitale de cette province (Bruges) et pour y être présenté à l’incorporation. Soetens n’a pas obtempéré à cet ordre , le 24 il m’a dit qu’il n’avait reçu l’avis en question que la veille et avait ainsi involontairement manqué ce dont était cause son patron qui avait retenu ou oublié de lui remettre l’avis susdit ; le cinq de ce mois Soetens doit être incorporé et se présenter à cet effet, 15 jours après cette date il est réputé réfractaire jusqu’à l’âge de 36 ans.
Soetens Brunon, 37 ans, cabaretier boutiquier à Heestert déclare : le 24 juin vers 1 heure de relevé le nommé Soetens Victor de Lille est venu chez moi et s’est dit mon cousin, nous ne nous étions jamais vus, sur des explications qu’il m’a données je l’ai reconnu comme tel, il m’a dit qu’il devait entrer au service militaire en Belgique et qu’il était venu à Heestert pour recevoir des pièces dont il avait besoin mais qu’il n’avait pas pu avoir et devait aller prendre le lendemain à Courtrai ; il a à plusieurs reprises fait sous entendre qu’il aurait désiré loger chez moi, mais n’ayant pas de lit disponible je ne pouvais faire cela et j’ai moi-même demandé qu’on veuille le loger à la maison Communale, je lui ai offert à manger ce qu’il a accepté, il m’a dit qu’il s’était marié à l’âge de 17 ans, il m’a montré le portrait de sa femme, à côté d’elle était un jeune enfant, j’ai demandé si c’était le sien, il a dit que cet enfant était à une sœur de sa femme, il ajoutait qu’il n’avait pas d’enfant, il m’a dit ensuite qu’il avait eu une dispute avec sa femme et qu’il ne retournerait plus auprès d’elle, vers 2 heures je devais me rendre à l’église où j’ai demandé qu’il m’accompagne, ce qu’il a fait, après le salut il est sorti le premier et je l’ai retrouvé à la maison Communale où je l’ai quitté peu après 4 heures, il disait qu’il était fatigué de n’avoir pas dormi pendant deux nuits, qu’il se coucherait et viendrait me revoir le lendemain matin ; vers 4 1/2 heures le 25 il est revenu mais comme je n’étais pas encore levé il est parti et revenu vers une heure environ plus tard, il a alors déjeuné chez moi, vers 7 heures il m’a quitté pour aller prendre le train de 7 1/2 heures se rendant à Courtrai et je ne l’ai plus revu depuis ; le cousin dont le grand-père était frère à mon père, m’a paru singulièrement fatigué et inquiet, il était pensif.
De tout ce qui précède nous avons dressé le présent procès verbal pour être adressé à Monsieur le Juge d’Instruction Jonckheere à Courtrai et copie en être transmise hiérarchiquement à notre Capitaine.
Le samedi 30, le juge fit saisir chez le cordonnier Roy les fournitures qui avaient servi à Victor Soetens pour financer son voyage à Courtrai.
FIN DE L’EPISODE 6
Dans le prochain épisode, nous allons faire la connaissance d’une nouvelle protagoniste : Julia Navez. Le résultat des recherches sur les vêtements de Madeleine nous sera révélé. Joséphine Weymeerch sera de nouveau entendue par le juge. On constatera que ses paroles sont un peu moins défavorables à l’égard de son mari. Enfin le juge s’intéressera aux différents emplois occupés par Victor Soetens.
C’est extraordinaire ce travail de recherches. La division en épisode est très bien faite, on attend la suite avec impatience à chaque fois. Merci de mettre en lumière cette pauvre enfant.