Une Affaire d’Infanticide à Lille en 1888 – Episode 5
Dans l’épisode précédent, les dépositions de Joséphine Weymeerch et de Hortense Vankelst, la propriétaire, confirmaient que Victor Soetens avait pris sa fille Madeleine en grippe et la martyrisait.
De plus, les mensonges de Victor au sujet de l’existence d’une tante en Belgique pouvant accueillir sa fille, laissaient à penser qu’il avait prémédité son crime au moins trois semaines auparavant.
Bien qu’il eût avouer l’assassinat de sa fille, il niait lui avoir ôté ses vêtements avant de la jeter à l’eau et lui avoir porté un coup de couteau au cou.
Nous étions le mercredi 27 juin. Voilà dix jours que Victor Soetens avait assassiné sa fille Madeleine.
Le juge De Brix décida d’entendre la déposition de Paul Vankelst, le fils de la propriétaire, qui avait assisté la police lors de l’arrestation de Victor.
Le lendemain, jeudi 28 juin, le juge voulut entendre la déposition du père de Victor Soetens.
Je me nomme Victor Soetens, âgé de 49 ans, cordonnier, dt à Lille, rue du Bourdeau1 N°55, (père de l’inculpé).
Etant devenu veuf au bout de peu de temps de mariage, j’avais confié mon fils Victor Soetens, à une parente près de Courtrai à Pittem où il a été élevé jusqu’à l’âge de treize ans. Je lui ai ensuite appris mon état de cordonnier et l’ai emmené avec moi à Paris, mais il m’a quitté il y a environ quatre ans et depuis lors je l’ai très rarement vu. Quand il m’a quitté à Paris à l’époque dont je vous parle, j’avais eu à me plaindre de petites indélicatesses et j’avais constaté notamment qu’il m’avait pris dix francs dans ma malle. Je l’ai très rarement vu depuis qu’il habite Lille comme je vous le disais tout à l’heure. Je savais cependant qu’il avait vécu en concubinage avec une jeune fille des environs, dont il avait eu un enfant et que pour légitimer cet enfant, il avait épousé la mère. Je ne suis allé les voir que deux fois tout au plus. Mon fils n’est pas un mauvais ouvrier, il n’a pas l’habitude de la boisson, il tenait ici une conduite assez régulière, mais indépendamment de ce que je vous ai déjà dit, j’ai à lui reprocher le défaut de mentir. Ainsi il prétendait avoir été en Belgique auprès de sa tante, or il n’a plus de tante maintenant dans notre pays et la personne dont il parle n’est même pas sa tante, c’est une sœur du mari de sa tante, elle était il y a déjà longtemps d’un âge avancé. Je n’ai plus eu de ses nouvelles et je crois bien qu’elle est morte maintenant. Elle demeurait à Pittem près de Courtrai. Je n’ai jamais entendu dire que cette dame ait eu l’intention d’adopter la petite fille de mon fils. Je ne sais plus le nom de cette dame, son nom de famille est Vandemoecle.
Voilà quatre mois ou quatre mois et demi que je n’ai plus vu mon fils, à cette époque là il paraissait avoir de l’attachement pour son enfant, aussi je ne me serais jamais douté de ce qui est arrivé.
De même, le juge reçut Désiré Dassonville, celui-là même qui avait porté plainte pour abus de confiance contre Victor Soetens
Je me nomme Dassonville Désiré, âgé de 32 ans, Maître cordonnier, dt à Lille, rue de la Clef N°12.
Le nommé Victor Soetens âgé d’une vingtaine d’années, travaillait pour mon compte comme ouvrier cordonnier, depuis sept mois environ. Je n’avais pas de reproches à lui adresser sur le rapport de la conduite, mais j’avais constaté qu’il était peu actif à l’ouvrage. Travaillant à ses pièces, il ne gagnait que trois francs cinquante à quatre francs par jour en moyenne3, tandis qu’il aurait pu faire davantage, car c’était un bon ouvrier. J’avais prêté à sa femme une machine à coudre pour augmenter un peu leurs ressources, mais elle n’en a pas fait usage.
Ces gens là, quoiqu’ils eussent pu certainement gagner plus qu’ils ne faisaient, ne devaient certainement pas se trouver dans la misère. Je savais qu’ils avaient une petite fille de quinze mois, car la femme l’avait sur ses bras quand elle venait rapporter l’ouvrage à la maison.
Il y a quinze jours environ, Victor Soetens étant venu à la maison rapporter l’ouvrage terminé, s’était plaint à moi de la cherté des vivres et je lui avais demandé s’il avait besoin d’argent, en lui proposant de lui avancer 15 ou 20 francs, il m’a répondu qu’il me remerciait et qu’il n’en avait pas besoin. C’est vous dire encore que cet homme n’était pas du tout dans la misère.
Je ne sais absolument rien au sujet du crime qui lui ait reproché, mais j’ai à vous signaler un détournement qu’il a commis à mon préjudice dans les circonstances suivantes :
Le dimanche 24 juin courant, vers sept ou huit heures du matin, il était venu me rapporter son ouvrage au marché de Fives où je me trouvais alors. Le soir même sa femme est venue à la maison nous dire que son mari était parti et qu’il avait vendu pour vingt francs de marchandises que je lui avais confiées, sans doute afin de se procurer de l’argent pour prendre la fuite. En nous révélant ce détournement, la femme Soetens ne m’a pas parlé de ses soupçons au sujet de sa petite fille, ce n’est que plus tard que j’ai appris par la voix publique ce qui était arrivé.
C’est alors que je juge fit entrer Victor Soetens pour une confrontation.
Nous faisons entrer l’inculpé que nous confrontons avec le témoin.
Qu’avez-vous à dire à la déposition du témoin dont je vous donne lecture ?
J’étais réellement dans la misère. Quant aux marchandises que m’avaient confiées Mr Dassonville, c’est-à-dire formes, fournitures et tiges, je ne les ai pas vendues, mais je les ai engagées pour 5 francs à un cordonnier sur la Place des Reigneaux près du Boulanger. Je lui avais dit que ces marchandises appartenaient à mon patron sans le désigner et que je viendrai les dégager le lendemain. Mais je n’ai pas pu le faire faute d’argent. Le nom de ce cordonnier est Roy.
Lecture faite persistent et signent avec nous et le greffier.
Le lendemain, soit le vendredi 29 juin, une reconstitution fut organisée sur les lieux du crime. En voici le compte rendu.
Procès-verbal de transport et de constat
L’an mil huit cent quatre-vingt huit, et le 29 juin à huit heures du matin, nous Camille De Brix, Juge d’Instruction, avons fait extraire de la maison d’arrêt de Lille, le nommé Victor Soetens, inculpé d’assassinat et nous l’avons fait conduire sous bonne escorte dans les endroits qui seront ci-après désignés. Nous nous sommes transportés avec Monsieur Defontaine Juge suppléant, faisant fonction de substitut et assisté de notre greffier Mr Plancq, d’abord sur l’Esplanade où nous attendait l’inculpé et nous l’avons invité à nous désigner l’endroit où pendant la soirée du dimanche dix sept juin, il nous disait avoir attendu le moment favorable pour noyer son enfant, il nous a indiqué sur l’allée d’arbres, devant la façade de l’Esplanade, un endroit près du canal situé juste en face le point où débouche la rue d’Anjou2 et nous a dit qu’en arrivant de la gare avec son enfant dans les bras, il s’était arrêté en cet endroit, pour y jeter l’enfant à l’eau, mais qu’en raison de la grande quantité de monde qu’il y avait en ce moment sur la promenade, il n’avait pu mettre son projet à exécution.
Il nous a alors conduit sur l’invitation que nous lui en avons faite, de nous faire suivre le même itinéraire que celui suivi par lui le jour du crime, il nous a conduit disons nous, jusque au pont du “Petit Paradis” situé à l’extrémité de cette promenade. Il nous a fait traverser ce pont, puis tourner à gauche par un petit sentier sur le glacis des fortifications, en face le “grand carré” et en nous faisant constamment suivre sur les glacis ce sentier toujours sur la gauche, nous sommes ainsi arrivés à une voûte ou sorte de pont livrant passage à une rigole de desséchement qui vient se décharger dans la Deûle près du pont du Petit Paradis ; cet endroit est situé à … mètres de distance du Petit Paradis. Là Soetens nous a déclaré qu’il s’est assis sur le talus à quinze mètres environ en avant du pont, il a attendu une heure et demie, nous dit-il, tenant son enfant dans ses bras, puis il a descendu le talus jusqu’au pont où il a précipité à l’eau son enfant qu’il venait d’étrangler. Le corps a été entrainé par le courant, sur une longueur de six mètres environ ; Soetens dit ensuite l’avoir retiré de l’eau et replacé sur le bord, puis quand il s’est aperçu que l’enfant ne donnait plus signe de vie, il l’a rejeté à l’eau et suivant encore le bord de la rigole, presque jusqu’au pied du rempart, il l’a rattrapé dans l’angle que forment le bastion avec le talus. Il allait l’emporter avec lui, lorsque croyant apercevoir un garde, il a pris peur dit-il et il a rejeté l’enfant derrière lui sans savoir comment le petit corps serait retombé à l’eau.
Il déclare ensuite avoir erré longtemps sur les allées dans le glacis avant de reprendre le chemin de sa maison, il dit être rentré à Lille par la porte d’eau. Nous l’invitons à nous faire connaître ce qu’il a fait des vêtements, l’enfant ayant été trouvé entièrement nu ; il prétend comme dans son premier interrogatoire, n’avoir pas enlevé les vêtements. Tel est le récit que nous fait sur les lieux même du crime, l’inculpé Soetens qui, sur notre invitation, reproduit toutes les circonstances dans lesquelles il a donné la mort à sa petite fille.
Nous nous faisons ensuite conduire, toujours accompagné de l’inculpé et sous la direction du garde de l’Esplanade, à l’endroit où le petit cadavre a été trouvé par le sieur Wambre, le mardi 19 Ct, dans la même rigole de desséchement. Ce point est situé à … mètres en aval de celui désigné par l’inculpé, comme étant l’endroit où il avait jeté l’enfant. Il est placé juste derrière le magasin aux fourrages, au pied du rempart, à un endroit où la rigole de desséchement forme un coude. Le garde de l’Esplanade ainsi que le sieur Wambre, nous indiquent le point précis où le petit corps a été repêché. C’est un endroit paraissant profond d’un mètre environ, entouré de hautes herbes. Le sieur Wambre nous explique dans tous ses détails, comment il avait d’abord aperçu au milieu des herbes qui encombraient alors le lit de la rigole, une forme qu’il avait d’abord prise pour un chien mort. Le petit corps était nous dit-il, emprisonné dans ces herbes qui l’empêchaient d’aller au fond. Je l’ai dégagé avec ma faux et c’est alors qu’à mon grand étonnement j’ai vu apparaître des petites mains d’enfant, il y avait alors là comme un barrage, nous dit Wambre, qui était formé par l’amas des herbes et qui empêchait ce petit corps non seulement d’aller au fond, mais encore de descendre plus bas le long de la rigole dan la direction du Petit Paradis. Le sieur Wambre et le garde nous affirment de nouveau que le corps de l’enfant était entièrement nu, quand il a été repêché. Nous invitons l’inculpé Victor Soetens à nous déclarer s’il persiste à dire qu’il n’avait pas dépouillé l’enfant de ses vêtements en le jetant à l’eau, il soutient toujours sa première version. Nous prescrivons alors toutes les mesures nécessaires pour faire des recherches le long des bords de la rigole ou aux environs, afin de retrouver ces vêtements, dont le signalement est donné à la police.
Quand nous sommes arrivés sur les lieux, la rigole de desséchement était nettoyée des herbes qui l’encombraient et ces herbes étaient en grande partie rejetées sur les bords. Nous invitons les ouvriers procédant à ce travail, à faire des recherches au milieu de ces détritus et à nous apporter aussitôt les vêtements d’enfant qui pourraient être trouvés.
Ces constatations terminées, nous rentrons au Palais après avoir fait réintégrer l’inculpé à la maison d’arrêt et prescrit à la police des recherches chez tous les fripiers de la ville, pour retrouver les vêtements de l’enfant. Nous dressons le présent procès-verbal dans notre cabinet et nous le signons avec notre substitut et note greffier.
L’instruction du Juge avançait bien. Les dépositions concordaient quant aux soupçons de préméditation. La disparition des vêtements de la petite Madeleine restaient néanmoins encore une énigme.
Dans le prochain épisode, le juge De Brix s’intéressera à l’emploi du temps de Victor Soetens les dimanche 24 et lundi 25 juin (jour de son arrestation).
1 Rue du Bourdeau : rue disparue entièrement détruite par les bombardements en 1914. Emplacement actuel de l’Avenue Charles Saint-Venant
2 Rue d’Anjou : ancienne rue devenue rue du Lieutenant Colpin en 1951
3 Coût de la vie vers 1880-1890 : quelques exemples de salaires journaliers : journalier 3,50 F, couvreur 7,50 F, manœuvre 4,50 F. On comprend donc en effet que Victor Soetens gagnait peu pour un cordonnier. (source : « Contexte France » de Thierry Sabot aux éditions Thisa : www.histoire-genealogie.com)
Abonnez vous si ce n’est déjà fait grâce au formulaire ci-dessous pour être informé du prochain épisode.
Et n’hésitez pas à commenter !
J’adore ces faits criminels, très interessants meme s’ils sont atroces et qui nous plongent dans un passé pas si loin que çà ou j’imagine la vie de mes grands parents, merci et j’attends d’en lire d’autres d’autres
Cette histoire, quoi que terrible, est toujours aussi passionnante à découvrir, notamment en raison de la grande diversité des pièces présentées et étudiées.