Un Lillois mort en Crimée !
Victor Désiré Noé nait le dimanche 25 avril 1830 à Lille. Il est le fils de Louis Joseph, vingt-quatre ans, natif d’Hellemmes, piqueur de grès1, et Eléonore Henriette Joseph Lefebvre, vingt-deux ans, native de Lille.
Précédemment, Louis Joseph et Eléonore Henriette s’étaient mariés à Lille le mercredi 30 avril 18282. Il ont une fille, Louise Clotilde, née le dimanche 27 juillet 18283 à Lille.
L’an mil huit cent trente, le vingt six avril à trois heures de relevée, par-devant nous Valery Camille de Renty, Adjoint au Maire de Lille, faisant les fonctions d’officier de l’état civil,
AD59 – LILLE N [1829-1830]5 Mi 044 R 148
Est comparu Louis Joseph Noé âgé de vingt-quatre ans né à Hellemmes (Nord) piqueur de grès, cour du mulet N7, lequel nous a présenté un enfant du sexe masculin né hier à six heures du soir de lui déclarant et d’Eléonore Henriette Lefebvre son épouse âgée de vingt-deux ans, née à Lille, auquel enfant il a déclaré vouloir donner les prénoms de Victor Désiré, en présence de Louis Lefebvre âgé de vingt-six ans, cousin maternel, et de Carolin Pollet, âgé de cinquante deux ans journalier, domiciliés à Lille, lesquels et le père ont dit ne savoir signé après lecture ./.
Victor Désiré apprend le métier de serrurier. En 1850, il a vingt ans et habite 13 place Sainte Catherine à Lille.
Comme tous les jeunes de son âge, il participe au tirage au sort pour le service militaire. Victor Désiré Noé mesure un mètre soixante-dix-huit (ce qui est très grand pour l’époque). Il sait lire et écrire.
Malheureusement pour lui, il tire un “mauvais numéro” (Le 13 !) et il est déclaré “PROPRE AU SERVICE” et doit alors faire un service complet de sept ans.
Octobre 1853 : L’empire Ottoman déclare la guerre à la Russie : La guerre de Crimée commence.
Les origines de cette guerre remontent aux rivalités entre les empires russe et ottoman pour le contrôle des territoires autour de la mer Noire et des Balkans.
La Crimée faisait alors partie de l’Empire Ottoman jusqu’en 1774. Date à laquelle elle est devenue indépendante sous la pression de la Russie (l’histoire se répète !). Cela fait déjà plusieurs années que les tensions montent entre les catholiques français et les chrétiens orthodoxes russes au sujet de la protection des lieux saints.
L’empire de Russie profite de ces tensions pour poursuivre sa politique expansionniste, par exemple en direction d’un Empire ottoman sur le déclin.
C’est ainsi que les Russes envahissent les principautés de Valachie et de Moldavie le 1er juillet 1853. Les Ottomans leur déclarent alors la guerre le 4 octobre 1853.
Le Royaume-Uni, soutien du gouvernement ottoman, veut intervenir, mais souhaite l’appui de la France.
Pour l’empereur Napoléon III, l’occasion est belle d’obtenir le prestige militaire qui manque à son régime. Mais également d’affaiblir la puissante Russie tout en nouant des liens avec les Britanniques.
C’est ainsi que Français et Britanniques entrent en guerre aux côtés des Ottomans le 27 mars 1854, et débarquent en Crimée.
L’un des événements marquants de la guerre de Crimée reste le siège de Sébastopol, qui dure 322 jours, avant que les Russes ne se rendent. La guerre de Crimée se termine le 30 mars 1856 avec la signature du traité de Paris, qui entérine la défaite russe.
A savoir : La guerre de Crimée a été un conflit très meurtrier, mais ce sont les maladies qui ont fait le plus de victimes. Ainsi, sur les 95.000 soldats français décédés, 75.000 ont été tués par le scorbut et le choléra.
Victor Désiré est ouvrier à fer4 au Régiment d’Artillerie à cheval de la Garde Impériale – 4ème Batterie – Matricule 499.
Le décret du 1er mai 1854 avait rétabli la Garde impériale. Elle comprend notamment un régiment d’artillerie à cheval, et cinq batteries dotées de six canons obusiers de douze. En 1854, c’est le colonel De Rochebouet de Grimaudet qui commande le régiment.
Au début de janvier 1855, une brigade de marche de la Garde impériale comprenant 3500 hommes prend le chemin de la Crimée. Les 1° et 2° batteries du régiment d’artillerie à cheval de la garde impériale font partie de cette brigade, et arrivent en Crimée fin janvier, début février 1855. Les 3° et 4° batteries arrivent en juin 1855 sous le commandement du chef d’escadron Gagneur.
La 4° batterie (celle de Victor Désiré) s’est particulièrement distinguée le 16 aout 1855 lors de la bataille de la Tchernaïa (ou bataille du pont Traktir)
C’est ainsi qu’une évocation de son action se retrouve dans les “Lettres d’un Zouave” :
“Ceux qui été sur le pont de Tractire, nous avions une baterie de la garde qui été placés à bonne portéez à mitrail ; chaque cout quelle tirais, elle balayais le pont très propre. Les Russes se voyais pas deboux, touces été couchez à terre ; la rivière sanjait de couleur ; au lieu d’être de l’eau claire, s’été de l’au rousse.
Cette baterie de la garde, c’est inconsevable le monde qu’ils ont mie aure de combat ; eux, il ont eu du mal aussi, maie quoique cela il ont pas perdut courages ; il ont tenut jusquà la fin.
C’est un beaux fait darme pour les Français d’avoir vainqut 80,000 hommes qui montais sur leur positions, les avoir repousser pendant 5 heurs a trois foi différante.”
“Les pertes de cette batterie correspondent à son effort. Le chef d’escadron Gagneu y a été grièvement frappé par un boulet et le capitaine commandant Lafaille est blessé d’une balle ainsi que d’un éclat d’obus. Il a conservé son commandement jusqu’à la fin de l’action, malgré ses souffrances. Le lieutenant Berge a été blessé d’une balle, et le lieutenant Jamont par un boulet. 35 hommes et 40 chevaux on été tués ou blessés.”5
Victor Désiré est évacué à l’hôpital le 18 août 1855 et décède le 24. Il a vingt-cinq ans.
Son décès en Crimée est retranscrit dans les registres d’état civil de Lille le 26 juin 1856.
L’AN mil huit cent cinquante-six, le vingt six juin à dix heures du matin par devant Nous Adolphe Hyacinthe Deledicque Adjoint au Maire de Lille, faisant par délégation les fonctions d’Officier de l’Etat-Civil, avons transcrit l’acte de décès dont la teneur suit : Armées d’Orient : Ambulance active de la troisième division d’Infanterie : du registre de décès dudit hopital a été extrait ce qui suit : le sieur Noé Victor Désiré ouvrier en fer au Régiment d’Artillerie à cheval de la garde Impériale, quatrième Batterie, immatriculé sous le N° 499, né le vingt-cinq avril mil huit cent trente à Lille, canton dudit, département du Nord, fils de Louis Joseph et d’Eléonore Henriette Lefebvre, est entré audit hopital le dix huit du mois d’août de l’an mil huit cent cinquante cinq, et y est décédé le vingt quatre du même mois à quatre heures du matin ; je soussigné , officier d’administration, comptable dudit hopital, certifie le présent extrait véritable et conforme au registre des décès dudit hopital, fait devant Sébastopol le vingt quatre août mil huit cent cinquante cinq. signé Poinsignon ; Nous sous intendant militaire chargé de la police de l’ambulance de la troisième division, certifions que la signature ci dessus est celle de M. Poinsignon officier comptable, et que foi doit y être ajouté. Fait devant Sébastopol le 24 août 1855. signé Viquier et Scillé.
AD59 – LILLE D [1855-1856]5 Mi 044 R 302
Il est ainsi ./.
Au moment de son décès, Victor Désiré a deux sœurs et deux frères :
- Louise Clotilde, vingt-sept ans, elle se marie le 21 août 1867 à Lille6
- Sophie Louise, vingt-trois ans, elle se marie le 7 avril 1856 à Lille7, moins d’un an après le décès de son frère
- Henri Alphonse, dix-huit ans. Il aura un fils le 21 mars 1874 à Lille8 avec Julie Grard, qu’il appellera Victor Désiré
- Désiré Louis, seize ans. Il se marie le 8 août 18689 à Lille avec Eloïse Crombez
Le père Louis Joseph décède à cinquante-six ans le 3 août 1862 à Lille10. La mère, Eléonore Henriette, le 5 août 1875 à Lille11 à l’âge de soixante-six ans.
Ainsi, à travers l’histoire tragique de ce jeune Lillois, nous sommes plongés dans les tourments d’une époque marquée par la guerre. Alors qu’il n’avait que 25 ans, sa vie fut brutalement interrompue, laissant derrière lui toute une famille endeuillée. Son destin nous rappelle les horreurs de la guerre ainsi que les sacrifices que tant d’hommes et de femmes ont consentis au fil des siècles.
Nous ne pouvons pas ignorer le parallèle avec la guerre actuelle en Ukraine. Les mêmes échos de tragédies et de souffrances qui nous rappellent la fragilité de la paix.
Puissions nous, en contemplant le passé, nous interroger sur notre rôle dans la construction d’un avenir meilleur. Efforçons nous de trouver des solutions pacifiques aux conflits qui perdurent, et ainsi de protéger les vies des innocents. N’oublions jamais les sacrifices de ceux qui sont tombés, et travaillons sans relâche pour éviter que de tels drames ne se reproduisent.
C’est ainsi que nous gardons le souvenir vivant de ce jeune Lillois, et laissons son histoire nous rappeler que la paix et la compassion sont des valeurs essentielles pour façonner un monde où chaque vie compte et où la guerre n’est plus qu’un mauvais souvenir.
Sources documentaires et photographiques
Base documentaire Artillerie – BAS’ART
Wikipedia
Site consacré à l’armée française (1850-1914) de Jérôme Discours
2 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 211
3 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 1474 Ouvrier à fer : La plupart des ouvriers d’artillerie sont des ouvriers « à fer » (Forgeron, chaudronniers, cloutiers, etc).
5 Gallica – Siège de Sébastopol : historique du service de l’artillerie (1854-1856) : publié par ordre de Son Excellence le ministre de la Guerre. Tome 1
6 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 231
7 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 223
8 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 194
9 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 232
10 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 308
11 Archives départementales du Nord – 5 Mi 044 R 329
Bravo Olivier, je viens de lire un livre sur la Crimée très intéressant de faire le lien entre la grande histoire du second empire et celle des milliers de français qui l’ont vécu. Merci.