MALO-LES-BAINS : un dimanche à la mer – 1933
En 1933, les congés payés n’existent pas encore, il faut attendre les grèves de 1936. Mais, trois ou quatre fois durant l’été, nous allons passer un dimanche à la mer, à Malo-les-Bains. La Compagnie des Chemins de Fer du Nord organise des voyages, aller et retour, d’une journée, toujours un dimanche. Ces trains seront appelés Trains de plaisir. Le prix du voyage est réduit de moitié.
Dès cinq heures du matin, avec mes parents, souvent ma grand-mère et parfois d’autres membres de la famille, nous partons à pieds à la gare de Lille. Les rues sont désertes. Les personnes que l’on rencontre ont la même destination que nous. Au fur et à mesure que nous nous rapprochons de la gare, le nombre des vacanciers augmente, par petits groupes : le papa, la maman, le grand-père, la grand-mère et les enfants portant leur seau et leur pelle.
La plupart des hommes portent un pantalon de flanelle blanche ou grise, un maillot Lacoste une veste de toile et un chapeau de paille.
Les femmes une robe demi-longueur, légère, une jaquette blanche en laine, des chaussures blanches et nous, les gosses, des sandales blanches, une culotte courte en toile, une chemisette et une petite veste. Si le soleil frappe vraiment trop, on se confectionnera un chapeau avec des journaux. Les grandes personnes portent un sac dans lequel se trouvent les provisions pour la journée sauf la boisson car il y a les cafés. Ces jours-là, l’ambiance de la gare est spéciale. J’aime beaucoup cette ambiance là et, pourtant, elle fait un peu peur au petit garçon que je suis. Je ne lâche pas la main de ma grand-mère.
Le train est déjà formé en gare.
Nous voyageons en troisième classe. Dans le wagon, il n’y a pas de couloir, chaque compartiment et accessible par une portière donnant sur l’extérieur. Il faut trouver un compartiment vide pour nous recevoir tous sans que nous soyons séparés. Nous marchons vite en remontant le quai vers le début du convoi, jusqu’au moment où, enfin, nous trouvons un compartiment vide. Nous installons les sacs dans le porte-bagages. La gare résonne de bruits qui se mélangent. Pourtant, certains se distinguent des autres : le sifflet strident des locomotives à vapeur, les cris des Chefs de Quai, le roulement des chariots remplis de bagages et de vélos, les appels des gens qui se cherchent : « Léon ! vient par ichi, y’a d’eul plaches ! Ou qu’ch’est qui est ch’gosse ? Chez toudis l’même cose, faut toudis qui cavale ! Tim pis pour li, l’train va partir sans li ! »
La locomotive bout d’impatience, elle lâche des jets de vapeur blanche.
Une forte odeur de fumée irrite nos narines. Coup de sifflet plus strident de notre locomotive, cris rapprochés du chef de gare : « Attention, fermez les portières, le train pour Dunkerque va partir. » Coup de sifflet prolongé et ensuite plusieurs coups courts. Cette fois, c’est le départ. Le sifflet de la locomotive répond : « ça va ! On y va ! ». Ce mastodonte souffle bruyamment, laisse échapper un jet de vapeur. Le piston, actionné par la vapeur, fait tourner les roues de la locomotive, de plus en plus vite : « tchou, tchou, tchou ». On cherche à se repérer dans le paysage. Maman intervient : « Denis, ne te penche pas à la portière, c’est dangereux si on croise un autre train ! ».
Il vaut mieux ne plus se mettre à la fenêtre.
La locomotive lâche de la fumée et des escarbilles que l’on peut attraper dans l’œil. La fumée lâchée par la locomotive passe en petits flocons blancs qui se dispersent derrière notre convoi.
Au fur et mesure que nous prenons de la vitesse.
Les poteaux télégraphiques défilent à toute allure en sens contraire. Dans les champs, les vaches regardent passer notre train. Les portions de rails sont plus courtes, aussi, à chaque passage d’un raccordement, on sursaute et on entend : « tougoudou, tougoudou, tougoudou ». Les « tougoudou » sont plus ou moins rapprochés suivant la vitesse du train.
Voici Hazebrouck ! C’est une grande gare de triage, nous nous arrêtons quelques instants, puis, coup de sifflet, réponse de la locomotive, bruit d’échappement de la vapeur, secousse du démarrage et petit à petit, le train reprend sa vitesse. D’autres poteaux télégraphiques, d’autres vaches, puis des petites maisons flamandes aux toits de chaume disséminées dans la campagne.
Nous sommes dans la Flandre maritime.
Voici les champs de houblon, reconnaissables par leur installation. Des gros et hauts poteaux sont inclinés et reliés par des câbles ; le houblon est une plante grimpante, elle s’accroche aux fils comme du lierre. On voit des clochers d’églises émergeant d’un îlot de toits. Dans les compartiments, les gens parlent haut et fort, certains chantent, d’autres mangent et boivent. C’est un brouhaha de paroles, de cris, de rires et de chants entrecoupés de coups de sifflets de la locomotive.
Parfois, un train nous croise, il roule sur la voie proche de la nôtre. Cela fait un bruit très fort de roulement et provoque un déplacement d’air. L’autre train défile devant notre fenêtre en assombrissant l’intérieur du compartiment. Brusquement, le bruit cesse, la lumière de nouveau entre, nous revoyons défiler le paysage. Nous traversons sans nous arrêter la gare de Bergues, une ville entourée de ses remparts. La gare passe en dehors des murs de la ville, nous ne voyons défiler que les quais et, l’espace d’un instant, la petite gare. Nous approchons. Voici les cabines d’aiguillage, avec marqué « Dunkerque ». En réalité, nous sommes sur la commune de Coudekerque-Branche ; le train a fortement ralenti, le sifflet semble dire : « Nous voici ! Voici qu’arrivent les Lillois ! ».
Le train entre en gare, la locomotive souffle bruyamment.
Des nuages de vapeur blanche sortent du dessous du colosse de fer. Les portières des wagons s’ouvrent brusquement et des grappes de voyageurs en descendent et envahissent le quai. Toute cette foule bariolée, joyeuse et bruyante s’active en direction de la sortie. Une longue colonne forme une rivière humaine dont les rives seraient les limites du quai. Cette houle bouscule tout sur son passage. Elle traverse les voies, en passant sur des planchers de bois placés entre les rails. La porte de la gare occasionne, par son exiguïté, un ralentissement. Il faut jouer des coudes afin de réussir à rester groupé en famille. A la sortie des quais, un étranglement oblige ce torrent humain à ralentir. Un employé de la compagnie contrôle les billets. Attention à ne pas se perdre. !
Une fois la salle « des pas perdus » traversée, nous sommes sur la place de la gare.
Des tramways, des taxis, des bus attendent leurs clients. Peu de gens utilisent un de ces moyens de transport. La grande majorité part à pied vers la plage de Malo-les-Bains. On passe par la rue principale, on emprunte le pont qui enjambe le canal, on tourne à gauche et, en passant par les remparts, on arrive par l’extrémité de la plage avec ses trois cents mètres de digues.
Ici commence Malo-les-Bains ! La plage des habitants de l’agglomération de Lille-Roubaix-Tourcoing.
Un peu d’histoire, si vous le voulez bien.
La ville est créée en 1891 en distrayant une partie du territoire de Rosendael pour l’ériger en commune distincte sous le nom de Malo-les-Bains. Elle tient son nom de Gaspard Malo, né le 22 février 1804 à Dunkerque. Il est le fils de Guillaume Malo (1771/1835), corsaire de l’Empire. Tout d’abord capitaine au long cours, puis constructeur de navires et armateur, Gaspard Malo est élu député le 23 avril 1848 et le reste jusqu’au 25 mai 1849. Revenu à Dunkerque, il décide de se lancer dans l’agriculture, et achète à la ville de Dunkerque le 11 février 1858, 657 hectares de dunes. Il tente sans succès la culture de la luzerne puis des pins maritimes.
Devant l’échec de cette entreprise, il revend le terrain par lots pour y construire des villas et crée ainsi une station balnéaire, qui sera à l’origine du quartier de Malo-les-Bains. Appelée « La Reine des plages du Nord », cette station fera la renommée de la côte d’Opale. En 1884, sa santé déclinant, Gaspard Malo n’est plus en mesure d’assister aux réunions de la Chambre de commerce et du Conseil municipal de Dunkerque dont il est toujours membre. Il décède le 8 septembre 1884 dans sa villa la Belle-Plage sur le bord de mer. En 1891, Edmond Duhan, 1er maire de Malo-les-Bains, fait élever un buste en l’honneur de Gaspard Malo.
Sur la plage, des tentes sont alignées comme les soldats d’un régiment de la garde napoléonienne.
Elles attendent leurs locataires d’un jour. On loue donc une tente et des transats. On s’installe. Dans un coin de la tente, les sacs contenant les provisions sont déposés. Il faut les caler bien droits, pour qu’ils ne se renversent pas dans le sable sans quoi les provisions seraient gâchées. Les transats sont installés devant la tente. Devant nous la mer, ou plus exactement la rangée de tentes qui se trouvent devant, et, derrière la nôtre, encore des rangées de tentes. Ainsi nous sommes un peu protégés du vent qui souffle souvent sur les plages du Nord.
S’il fait très beau et chaud, nous louons aussi des maillots de bain.
Ils sont d’une pièce et couvrent la poitrine. Ils sont tous de couleur noire. Sur la poitrine, un voilier est dessiné. Lorsque j’étais un bébé, je ne voulais pas m’asseoir dans le sable. Je n’aimais pas cela. Un peu plus grand, je me suis mis à construire au bord de l’eau des châteaux de sable entourés de douves. Ces dernières se remplissaient d’eau de mer progressivement avec la marée montante. C’est une grande joie quand l’eau arrive. On piétine, on patauge, on saute de joie et tout notre édifice de sable s’écroule progressivement avec la montée des eaux. Ce n’est rien, on s’amuse bien. Dans l’espace laissé entre la mer et la première rangée des tentes, des jeunes jouent au ballon. Pour cinquante centimes, on peut monter un âne et se promener sur le sable mouillé. Cet âne est maintenu par la bride par son propriétaire.
Des marocains passent entre les tentes, avec des tapis roulés, posés en équilibre sur les épaules, pour proposer leur marchandise. Ils sont chargés comme des présentoirs. Leurs mains sont pleines de colliers, de gourmettes, de bracelets; ils passent entre les tentes et offrent avec insistance des maillots Lacoste, du nom du joueur de tennis et des foulards avec un dessin de phare. On les appelle familièrement des « Tchou-chouques ». On marchande, on discute le prix, on tente de le réduire au minimum, puis on achète ou pas.
Sur la digue, il y a des marchands de glaces et des magasins qui prolongent leur étal sur les trottoirs : pelles, seaux de toutes les couleurs, épuisettes, cerfs-volants, nu-pieds, chemises, foulards, des bibelots fabriqués avec des coquillages, des petits bateaux à voiles. Il y en a de toutes les dimensions, pour tous les goûts et surtout pour toutes les bourses.
A midi, le plus souvent, nous allons déjeuner à la terrasse d’un café sur la digue.
Nous choisissons un débit de boisson qui affiche « ICI ON PEUT APPORTER SON MANGER ». On peut aussi varier son repas en allant chercher un paquet de frites à cinquante centimes à une baraque toute proche.
L’après-midi, ma grand-mère m’emmène manger une glace et faire un tour sur le manège installé sur la digue. On se promène tout le long de cette digue, des bonimenteurs installés sur des tréteaux, attirent les chalands par leur facilité d’élocution, ils ont du bagout et font rire les personnes arrêtées devant leur étal. Un bon mot par ici, une explication par-là sur le produit présenté enrobé de beaucoup de baratin.
Ils donnent l’impression que tout est gratuit : « Avec ce collier, je vous donne le bracelet, la broche et les boucles d’oreilles. Donnez moi 5 FRANCS ! Non, donnez moi 4 FRANCS, le premier qui me donnera 3 FRANCS, je lui donne le lot et j’ajoute une bague ornée d’un saphir ! ».
L’offre est alléchante et bien des « gogos » se laissent prendre. Deux mois plus tard, l’or des bijoux a disparu et ne brille plus. On se laissera avoir la prochaine fois par un article de cuisine dont le démonstrateur se sera servi avec dextérité, mais dont l’acheteur n’arrivera pas une fois chez lui à en tirer la moindre chose.
Source : blog artistes oubliés 59/62
Nous sommes attirés par des flonflons.
Dans un grand café, un orchestre de sept ou huit musiciens joue des airs d’opérette. C’est bien connu, les gens du Nord les aiment ; d’ailleurs pendant la saison d’octobre à mai, le dimanche, le théâtre Sébastopol à Lille est toujours comble.
Au Casino de Malo-les-Bains, les grandes fenêtres sont ouvertes et laissent passer les voix des chanteurs régionaux. Bertal se produit souvent, Arlette Rucard et beaucoup d’autres, ainsi que les artistes du Sébastopol à Lille et qui se font quelques cachets pendant la période estivale de fermeture du théâtre.
On se promène aussi le long de la jetée, jusqu’au phare.
Une promenade en mer dans une grande barque en bois est possible. Quelques marins en actionnent les rames.
Je n’accepte jamais de monter dans cette barque. Elle bouge tout le temps, secouée par la houle formée par le passage des grands bateaux qui entrent ou sortent du port. Si on insiste, je crie, je hurle, je pleure, je me roule par terre : je suis colérique, sage, mais colérique.
Je regrette maintenant de ne pas en avoir profité.
Le soir, nous reprenons le chemin de la gare de Dunkerque.
Nous retrouvons nos compagnons de voyage que nous avons perdus, fondus dans la foule des estivants de la plage. Pour le voyage du retour, il y a moins d’effervescence, la fatigue se fait sentir. Le train entre en gare de Lille. Toutes les portières des compartiments s’ouvrent en même temps, les estivants d’un jour s’éparpillent dans la ville, chacun regagne son logement, fatigué mais heureux d’avoir passé une excellente journée au soleil, à la mer. Le soir, en nous déchaussant, du sable tombe sur le sol ; c’est un peu de notre belle journée qui a passé si vite. Demain, au travail, à l’école, nous aurons de quoi alimenter les conversations.
Le lundi, les ouvriers travaillent plus lentement sur les chantiers. Dans le bâtiment, il est d’usage de passer ce jour-là de longs moments au cabaret. C’est une coutume tolérée par les patrons, parce que, les autres jours, on met les bouchées doubles : « Petit lundi, grande semaine ! » dit-on.
1 sous licence CC-BY-NC-SA 2.0 Creative Commons
Merci beaucoup pour cette belle « tranche de vie » ! J’habite le Nord depuis bientôt 25 ans mais n’en suis pas originaire, mais c’est là que je finirai mes jours.
Cette journée me parle de ce que j’ai découvert du Nord, l’importance de la mer, le week-end à Dunkerque, Malo, aux 2 caps, à Wissant ou bien encore Audresselles…
On s’y croirait, en tout cas, quant à moi, j’ai bien apprécié cette journée à la mer.
Ah, j’allais oublier, quelles belles photos !!!
J’adore te lire…bon, je crois bien que je l’ai déjà dit. Quelle bouffée de souvenirs du notre enfance dans le Nord. Même si ton Nord n’est pas tout à fait le mien, je suis du Cambrésis, nos plages se situaient un peu plus bas, entre Le Touquet et Fort-Mahon.
Je ne connaissais pas l’expression « train de plaisir », si je l’avais rencontrée sans le contexte, j’aurais imaginé des folies dans un lupanar roulant.
Les souvenirs que nous pourrons raconter à nos enfants sont sensiblement les mêmes, moins de 20 ans plus tard, sauf que nous pourrons ajouter que nous jouions dans les blockhaus du mur de l’atlantique, entre barbelés et poteaux métalliques. Mais c’etait notre enfance, c’était le bon temps.
Un peu différent pour moi, en 1948, mes parents partaient le samedi, avec le camion (celui que mon père utilisait la semaine pour vendre les sacs de charbon)
Je prenais le car Citroën, Rue du molinel, le dimanche très tôt, et après cette journée passée à Malo, je rentrais le soir dans « la caisse » du camion,
Par la nationale, 2 heures et arrêt obligatoire pour des frites et un demi (une menthe à l eau pour moi) à meteren (pas d autoroute à cette epoque)