L’importance du dimanche – années 1930
Voyez–vous, le dimanche, tout le quartier change. Ce n’est pas un jour comme les autres.
Les gens que l’on rencontre dans les rues se sont habillés “en dimanche”. Ce sont des vêtements exclusivement réservés pour le repos dominical. On dit alors que l’on met sa “chemise à deux manches”.
Pour le petit déjeuner, on va chercher chez le boulanger une baguette bien craquante.
Si elle ne suffit pas, on complète avec des tartines coupées dans de grands pains ronds d’1kg500. On achète le pain la veille, et on le mange rassis. On ne mange pas de pain frais du jour : ce n’est pas économique et c’est mauvais pour l’estomac. C’est surtout mauvais pour le porte-monnaie et puis, le pain trop frais se coupe mal, il casse et fait beaucoup de miettes. Les croûtes ne tiennent pas autour des tartines.
Le pain coupé n’existe pas. Il faudra attendre les années cinquante. Le pain vendu chez le boulanger est rond ou long. Il pèse 1kg ou 1kg500. Le gros pain rond s’appelle « pain de ménage ». Il y a aussi des pains longs de 700g, on les appelle « pain de fantaisie ». Chez le boulanger, le pain est pesé, sauf le pain de fantaisie. S’il ne fait pas le poids, le boulanger ajoute une tartine. Les enfants qui font les courses mangent souvent ce bout de pain supplémentaire sur le chemin du retour.
Les cloches des églises sonnent pour annoncer le début des messes et inviter ainsi les fidèles à venir à l’église.
La première messe est à six heures, la deuxième à sept heures, ensuite à huit heures et demie, puis à dix heures c’est la grande messe. La dernière messe est à onze heures et demie : on dit que c’est une messe basse et rapide, elle ne dure qu’une demi-heure. Le dimanche après-midi, vers quinze heures, il y a les vêpres et vers dix-huit heures, le salut.
Le dimanche, en grande majorité, les ouvriers sont en costume trois pièces et ils portent la cravate sur une chemise blanche. A l’heure de l’apéritif, les estaminets sont très fréquentés. Ceux qui assistent à la grande messe vont en sortant de l’église chez le pâtissier et ensuite au bistrot pour l’apéritif du dimanche.
Dans les maisons, il n’y a pas d’apéritif. Aux amis en visite, on offre un petit vin blanc moelleux, du Bergerac ou du Montbazillac, accompagné le plus souvent de petits biscuits sucrés. Les biscuits salés pour l’apéritif n’existent pas encore. Ils apparaîtront dans les années soixante.
En attendant l’heure du repas, les hommes au café jouent au billard russe, au billard Toulet, billard français à trois boules; aux fléchettes, au bouchon, aux cartes, aux dés, au 421.
On joue pour des tournées de boissons.
Emile Bourguignon et mon père se rendent tous les dimanches matin dans un café de la rue Rabelais, à Fives, près du marché. Ils y jouent au bouchon. Derrière le café, il y a en effet une salle aménagée avec une aire spéciale pour jouer à ce jeu.
Les dimensions sont de trois mètres de large sur douze mètres de long. Et, au centre d’une des extrémités, on place un gros bouchon sur lequel on dépose quelques pièces de monnaie. Les joueurs se placent alors à l’autre extrémité. Ils utilisent de petits disques en fer, de dix centimètres de diamètre et de cinq millimètres d’épaisseur. Le jeu consiste à lancer ce petit disque de façon à le faire glisser jusqu’au bouchon et le renverser.
On joue par équipe : les enjeux sont des tournées de bière ou d’apéritifs.
A la maison, les ménagères sortent des armoires la belle vaisselle.
Elles mettent sur la table une belle nappe ou une toile cirée. Et les belles assiettes plates avec dessus une assiette creuse pour la soupe. On appelle ça : “mettre les petits plats dans les grands”.
Au menu, un rôti de bœuf accompagné de haricots verts, ou un rôti de veau. La ménagère le sert, accompagné de petits pois. Mais le plus souvent, le dimanche c’est un gigot cuit au four dans la cuisinière à charbon. Les légumes qui accompagnent cette viande sont des chevriers verts (flageolets).
Nous mangeons très rarement du poulet, la volaille est chère. Par contre, le lapin est bon marché, d’autant que beaucoup de personnes en élèvent dans leur petite cour, dans des clapiers faits avec des caisses à oranges. Lorsque ma mère nous cuisine un lapin le dimanche, nous mangeons les restes le lundi avec des frites.
Le dimanche, le repas se termine par un dessert : l’été, des fruits de saison, l’hiver une pâtisserie, souvent un mille-feuilles, appelé aussi dans le Nord « Tom-pouce ». En semaine, nous n’avons jamais de dessert.
Le dimanche après-midi, nous allons « dans la famille ».
Nous retrouvons :
- Emile, Stella et leur fils Marcel
- Raymonde qui est veuve et sa fille Andrée,
- Alfred Marie et leur fille Christiane,
- l’oncle Victor et la tante Louise (sœur de ma grand-mère),
- Adolphe le frère d’Emile et sa femme Jeanne,
- ma grand-mère, mon papa, ma maman et moi.
Un dimanche nous sommes chez les uns, et un autre dimanche chez les autres. Nous arrivons pour le café. Les hommes racontent des histoires sur la guerre, dans les tranchées, au repos, et pour certains en Allemagne où ils étaient prisonniers. Emile un jour raconte que, pendant la guerre, prisonnier, il avait travaillé dans une ferme en Allemagne. Le patron était au front, il le remplaçait aux travaux des champs et aux soins à apporter aux animaux. Il prenait ses repas dans la cuisine avec la patronne et ses enfants. Il n’était pas malheureux, sauf bien sûr qu’il était séparé des siens.
Après le café, on sert un verre de vin accompagné de petits gâteaux secs, des gaufrettes fourrées ou de petits gâteaux ronds ornés d’un fruit confit.
De gauche à droite : Emile et sa femme Stella. – Adolphe : frère d’Emile – Célinie ma maman assise – Victor le papa de Stella ci-dessus – Alfred le fils de Victor et frère de Stella – Marie son épouse – Leur bébé Stella – Louise la femme de Victor et la sœur de ma grand-mère – Moi – Jeanne ma “grand-mère à tartes” – Christiane la fille d’Alfred et Marie – Jeanne la femme d’Adolphe ci-dessus – Andrée la fille de Raymonde ci-après – Raymonde la fille de Victor et Louise – et enfin mon papa Gustave.
Ensuite, on chante chacun à son tour.
Toujours les mêmes chansons que tout le monde connaît et que l’on reprend en chœur. Le répertoire d’Emile se compose d’airs d’opéra ou d’opérettes. Il chante par exemple : « Ris donc Paillasse »2.
Stella, son épouse chante :
Y s’app’lait Bou-dou-ba-da-bouh.
Chanson – Paroles de Lucien Boyer et musique d’Albert Valsien (1913)
Y jouait d’la flûte en acajou
Je n’exagèr’ pas
C’était l’plus beau gars
De tout’ la Nouba
Ah ! Ah !
Quand son régiment défilait
Au son joyeux des flageolets
Le Tout-Tombouctou
Admirait surtout
Celui d’Bou-dou-ba-da-bouh
Source : dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net
Alfred bredouille toujours la même rengaine : « Moi je connais un musicien qui jouait de la trompette, de la trompette » et on reprenait tous en chœur : « Trompette pette pette, d’la trompette pette pette », puis il ajoutait un autre instrument, par exemple l’accordéon, et cela donnait : « Moi j’connais un musicien qui jouait de la trompette, de l’accordéon » Puis, il ajoute encore un instrument de musique et ainsi de suite.
Ma grand-mère avec sa petite voix chante :
« Je l’adorais la belle épicière, pour son amour, j’aurais tout donné, le soir j’allais la chercher chez elle. Oui, je l’aimais ! » et tous en chœur en se tenant le bras : « la la la la la. Oui, je l’aimais ! ».
Mon papa et ma maman chantent en duo : « Quand on fait le même chemin, chaque soir et chaque matin, on se dit des choses si tendres, qu’on aime à se les faire entendre. Je t’aime, tu m’aimes, mamou, les mêmes mots reviennent toujours, on finit par se prendre la main, quand on fait le même chemin ».
Papa chante aussi, soi-disant en Anglais : « Oh! Ma chère Louise » .
Ma cousine Christiane préfère du moderne :
C’est un mauvais garçon
Refrain de la chanson “C’est Un Mauvais Garçon” par Henry Garat (1931)
Il a des façons
Pas très catholiques
On a peur de lui
Quand on le rencontre la nuit
C’est un méchant p’tit gars
Qui fait du dégât
Sitôt qu’il s’explique
Ça joue du poing
D’la tête et du chausson
Un mauvais garçon.
Marcel puise dans le répertoire très moderne d’un nouveau chanteur, Charles Trenet : « Je chante, je chante soir et matin, je chante sur mon chemin ».
Raymonde chante : « J’attendrai, le jour et la nuit, j’attendrai toujours ton retour ».
Et moi, une chanson apprise à l’école : « Ris toujours, c’est ma devise1, menuisier c’est mon état, j’ai goûté par gourmandise à la soupe du soldat ».
Ma tante Louise, d’une petite voix fluette et pointue à la fois :
« Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux. Ramona, nous étions partis tous les deux, tendrement enlacés, loin des regards jaloux. ».
Entre les chansons, les conversations reprennent.
Le vin ne fait pas défaut, il y a aussi de la bière et du genièvre ou du cognac pour les amateurs ; les dames ont droit à de la liqueur aux fruits.
Enfin, la journée se termine. On se quitte, non sans avoir chanté la dernière, debout dans le couloir de l’entrée, tous en chœur, on entame : « Halte là, les montagnards… Halte là, les montagnards sont là.. Montagnes des Pyrénées, vous êtes mes amours ». Chaque famille repart à pied au domicile. On marche en chantant tout le long de la route. C’est un beau dimanche.
Une fois rentré on brosse les vêtements du dimanche et on les range dans l’armoire. On se couche rapidement car demain est un autre jour de travail, en attendant dimanche prochain…
1Source : Base d’archives ethnographiques
2L’air « Ridi Pagliacco » (« Ris donc Paillasse ») est l’un des plus célèbres de l’opéra italien.
A suivre prochainement : Sur le chemin de l’école – Tartines et Bonbons
C’est formidable d’avoir six ans. Beaucoup de choses changent. On n’est plus un “petit“, on est un “garçon” et on n’est plus séparé des autres. Avant et après six ans, c’est comme une barrière, un autre monde, le monde des grands !
C était encore vrai dans les années 50
Encore une belle partie des souvenirs de ton père !
C’est le beau mélange de tes talents de généalogiste et de conteur.
Tout cela n’est pas si loin et tout cela nous parle. J’ai des souvenirs très net des dimanches à la maison : de petits déjeuner améliorés, de la messe et de la pâtisserie… Et de la visite dominicale de mes grands-parents maternels le dimanche après-midi (les années 60).
Et, plus proche de nous, dans les années 80, dans les villages des Flandres, les dimanches où les gens se réunissent après la messe au bistrot et discutent en buvant du café puis, les femmes retournent à la maison et les hommes s’attardent pour jouer au cartes…
Belle vie sociale
Merci Stephan !
Ah le chant ! C’est vrai qu’à l’époque on aimait partager et chanter ensemble sans avoir peur du regard des autres. Ma grand mère maternelle chantait aussi mes parents chantaient des chansons paillardes ch’ti quand on recevait du monde. Cela reste de magnifique souvenirs pour moi .
Tous ces détails de l’époque merci de les partager moi qui ai perdu mes grands-parents trop tôt pour apprendre leur us et coutumes d’une époque sans écran sans téléphone ou le plaisir des choses simples et du partage faisaient passer des moments magiques .
Merci Stéphanie ! J’ai aussi de très bons souvenirs de quelques réunions familiales qui ne se déroulaient pas sans que chacun son tour pousse la chansonnette 🙂 On passait de sacrés bons moments en famille.