L’alcool fait des ravages chez grand-père Eugène
1881 : Naissance de Eugène BRUNIN
Mon grand-père Eugène Brunin naît à Lille, rue de Flandre, le samedi 29 janvier 1881. Son père se prénomme Louis, il est maçon. Sa mère, Sophie Chevalier. Ils ont vingt-trois et vingt-et-un ans.
Quatre petits frères naissent ensuite : Fernand, né le 7 septembre 1883, Julien le 1er mai 1887, Marcel le 1er décembre 1889, et Georges le 15 mars 1892.
Louis, le père d’Eugène devient marchand de charbon à la fin des années 1880.
1875 : Naissance de Jeanne LECAT
Ma grand-mère maternelle se nomme Jeanne Julienne Lecat. Elle naît à Lille, rue Nationale, le dimanche 16 mai 1875. Son père s’appelle Edouard, il est filtier1. Sa mère, Maria Liebert. Ils ont trente-huit et trente-deux ans.
Jeanne est la cadette d’une fratrie composée de Edouard, né le 19 février 1865, Maria née le 21 juillet 1863 et Louise née le 20 mai 1872.
Le benjamin, Alfred, naît le 14 septembre 1878.
Son père, Edouard Lecat, travaille loin de son domicile. Il effectue deux heures de marche le matin pour se rendre à son travail. Les journées sont longues. Dix heures par jour.
Le soir, il refait en sens inverse les deux heures de marche.
Aussi, ma grand-mère ne voit son père que le dimanche matin. Il sait qu’elle aime beaucoup la bière. Alors, parfois, il lui monte dans sa chambre un petit verre de bière à l’insu de ses frères et sœurs.
1901
Louis Brunin, le papa d’Eugène décède le dimanche 4 août 1901 à l’âge de quarante-quatre ans. Eugène a vingt-ans, Fernand dix-huit, Julien quatorze, Marcel douze et Georges neuf ans. Ils habitent toujours rue de Flandre.
1900
Edouard Lecat, le papa de Jeanne, décède le mercredi 28 février 1900 à l’âge de soixante-deux ans. Jeanne a vingt-cinq ans tandis que ses frère et soeurs ont trente-sept pour Maria, trente-cinq ans pour Edouard, vingt-huit ans pour Louise et vingt-deux pour Alfred.
Début 1902, Eugène, alors forgeron, participe au tirage au sort pour le service militaire comme tous les jeunes de la classe 1901. Etant l’ainé d’une veuve, il est dispensé de faire la totalité de son service conformément à l’article 21 de la loi de 1889 : « En temps de paix, après un an de présence sous les drapeaux, sont envoyés en congé dans leurs foyers, sur leur demande, jusqu’à la date de leur passage dans la réserve » (Bulletin des lois de la République française du 1er juillet 1889).
Le 14 novembre 1902, il rejoint 15e Régiment d’Artillerie à Douai. Moins d’un an plus tard, le 19 septembre 1903, il retourne dans ses foyers.
Jeanne Lecat et Eugène Brunin sont voisins. Elle habite au 27 de la rue Mourmant et lui au 76 de la rue de Flandre. C’est seulement à une minute à pied. L’histoire ne dit pas quand ils ont commencé à se « fréquenter ».
Ils se marient le lundi 5 décembre 1904, deux mois avant la naissance de leur fille, Célinie, ma mère.
Eugène a vingt-trois ans et Jeanne vingt-neuf.
Le couple s’installe chez Jeanne, rue Mourmant.
Ma maman Célinie voit le jour à cette adresse le jeudi 2 février 1905. Mon grand-père Eugène est alors marchand de charbon (comme l’était son père). Ma grand-mère Jeanne est mécanicienne2.
1er août 1914
Mobilisation générale !
C’est la guerre ! Grand-père Eugène est mobilisé et arrive le 3 août à son régiment, le 15e d’Artillerie, puis affecté au 11e Régiment d’Artillerie de Campagne dès le 23 août.
Il fait toute la campagne contre l’Allemagne du 3 août 1914 au 27 février 1919 (Belgique – La Somme – Italie – Salonique) dans plusieurs régiments d’artillerie. Il est blessé par obus début 1917 à Fontaine-lès-Cappy (Somme).
Le 28 février 1919 il rentre enfin chez lui après presque cinq années de mobilisation sous les drapeaux.
Et il reprend son métier de marchand de charbon.
Malheureusement, pendant la guerre, mon grand-père a pris la mauvaise habitude de boire immodérément.
Il néglige souvent son travail et passe de longs moments dans les cabarets.
Souvent le cheval, attelé à la charrette, rentre seul à la maison.
Il doit en avoir marre de faire le poireau devant le bistrot. Heureusement, il y a peu de circulation dans les rues et le débit de boisson est proche.
Ma grand-mère monte sur la charrette et commande au cheval : « Allez, Finette, va chercher papa ! », et le cheval conduit ma grand-mère devant l’estaminet où se trouve mon grand-père.
Dans l’exercice de son commerce de charbon, mon grand-père a la renommée d’être un brave homme.
C’est un dur métier que celui de marchand de charbon. Les sacs pèsent cinquante kilos, il faut souvent monter deux ou trois étages avec un sac sur l’épaule. Parfois, il faut descendre dans des caves obscures, avec des escaliers en brique, étroits et en mauvais état.
Pour parfaire sa renommée de brave homme, il accepte trop souvent de vendre à crédit et ne réclame jamais son dû.
Il préfère laisser cette désagréable corvée à ma grand-mère qui s’occupe de la comptabilité. Elle a également la charge d’acquitter les factures des fournisseurs. Et pour les honorer, elle a besoin d’argent. Elle est donc obligée de faire le tour des clients débiteurs pour leur réclamer le paiement des sacs de charbon, livrés par son mari. Elle a de ce fait la renommée d’être une méchante femme, intraitable et dure.
Sous l’emprise de l’alcool, mon grand-père devient violent dans l’intimité. Mais, dès qu’un visiteur est là, il se calme et agit tout autrement. Il devient doux, tendre, même enjoué et rieur.
Un jour, il rentre ivre alors que ma grand- mère a dressé la table pour le déjeuner. Elle a cuisiné un ragoût de mouton. Comme chaque fois qu’il est ivre, il cherche des histoires. Sa colère monte, il s’énerve et balance le plat de ragoût sur les rideaux de la fenêtre. Rendez-vous compte de la situation, les vitres, les rideaux, les tentures dégoulinent de sauce. Le sol est couvert de viande, de pommes de terre et de haricots.
Ma grand-mère n’en peut plus de cette situation. Pour que les amis et voisins s’aperçoivent des faits et se rendent compte du véritable caractère de son mari, elle décide de laisser la fenêtre en l’état. Mon grand- père, gêné, afin de sauvegarder sa bonne renommée, se décide à réparer les dégâts et à nettoyer les tentures.
Un soir, il entre ivre une fois de plus.
Involontairement, en se retournant dans le lit, il donne un coup de poing dans la poitrine de sa femme. Le coup se transforme en tumeur. En neuf années, ma grand-mère subit neuf opérations, à raison d’une par an. Le chirurgien programme l’ablation des deux seins.
Elle attend ma naissance (1927) avant de se laisser opérer une dernière fois, car elle pense qu’elle ne résistera pas à cette neuvième opération et désire me connaître avant de mourir. Je viens au monde et ma grand- mère est opérée. L’opération est un succès inespéré. Le Professeur est fier de sa réussite et montre ma grand-mère à ses collègues de Paris.
Pourtant, une ombre plane sur cette grande joie car mon grand-père n’est pas guéri de son vice et continue de boire. Ma grand-mère, fatiguée, humiliée, excédée, demande le divorce qui sera prononcé le 16 mars 1929.
Je n’ai finalement rencontré mon grand-père pour la première fois que le lendemain de ma communion, le 9 mai 1938. Ma mère et moi sommes allés le voir, à l’usine où il était employé.
Nous lui avons parlé cinq minutes environ devant la porte de l’usine. Il était ému et très heureux de me voir en communiant. Il a pleuré et m’a conseillé de ne jamais boire lorsque je serais grand, regrettant de s’être mal conduit.
Je l’ai vu une seconde fois .. mais sur son lit de mort, le 20 janvier 1942 à La Madeleine.
Quant à ma grand-mère Jeanne (« ma marraine à tartes »), elle ne se remarie pas et vivra par la suite chez nous. Elle décèdera, à soixante-dix ans, le jeudi 4 octobre 1945, au 23 rue de la Louvière à Lille.
1Filtier(ère) : à Lille, celui, celle qui retord le fil pour le vendre au commerce.
2Mécanicienne : ouvrière exécutant à la machine certains travaux dans la confection en série de vêtements.
Des points communs entre nos deux familles, marchand de charbon, cafetiers, (nous aurions pu en parler, échanger dans notre vie professionnelle)
Un blog très intéressant qui nous plonge dans le passé
Merci !
Une page douloureuse de l’histoire familiale racontée avec beaucoup de pudeur par ton père et bien analysée avec le recul du temps et l’aide des documents officiels. Bel exemple de mélange du fils et du généalogiste.
Merci Stephan !
C’est une bien triste histoire avec des rebondissements. On sent la durete de la vie à l’époque. Et l’alcool comme refuge avec tous les dégâts que cela engendre. Très bel article
Merci !
Émouvant récit d’une vie de labeur cachant un vice. Ces histoires du quotidien, chaque famille en possède, mais que c’est libérateur de les coucher sur le papier. Votre papa avait un beau talent de narrateur.