La guerre 39-45 vécue par un enfant de Fives – 1 – La drôle de guerre
En 1939, mon père a douze ans. Il habite à Fives* avec ses parents qui tiennent un café rue du Long Pot. Sa petite sœur Jeanine a à peine deux mois au moment de la déclaration de guerre. Voici comment il a raconté dans ses mémoires la façon dont il a vécu ces événements.
* Fives est un quartier de Lille ainsi que le nom de l’ancienne commune indépendante du département du Nord rattachée à Lille lors de l’agrandissement de 1858 et correspondant aux quartiers actuels de Fives et de Saint-Maurice Pellevoisin.
LA DECLARATION DE GUERRE DU 3 SEPTEMBRE 1939
Le trois septembre, la France, juste après l’Angleterre, déclare la guerre à l’Allemagne qui a envahi la Pologne.
La Russie, quant à elle, a signé à la dernière minute un pacte de non-agression avec von Ribbentrop, un ministre nazi. En vérité la Russie communiste de Staline et l’Allemagne nazie d’Hitler se sont accordées pour le partage de la Pologne.
En France, personne ne veut de cette guerre. L’opinion française est encore traumatisée par l’hécatombe de la Grande Guerre et profondément marquée par le pacifisme. Les ouvriers ont obtenu de grandes avancées sociales en 1936.
Des affiches annoncent la mobilisation générale.
Durant l’été beaucoup de classes avaient été rappelées. Papa, alors âgé de trente-quatre ans, est “classé dans l’affectation spéciale au titre de la Cie de Fives-Lille”. La plupart des hommes du quartier ont rejoint leur affectation. Nous entendons des noms de villes que nous ne connaissions pas : Forbach, Rethel, et d’autres encore sont maintenant dans notre vocabulaire quotidien. Bientôt, on ne saura même plus où se trouvent nos soldats. Leurs adresses sont devenues des numéros de secteur, on dit “quelque part en France” ou “sur la ligne Maginot”.
Les écoles sont transformées en centres de mobilisation.
Nos soldats sont mal équipés et mal habillés. Beaucoup reçoivent un fusil Lebel de “l’autre guerre”. Pourtant nous possédons des fusils modernes comme le “Mas 36“, mais ils sont rares. D’autres soldats ont un pantalon trop long ou trop court et quelquefois pas de veste. Les services d’intendance et d’équipement sont complètement désorganisés. Il faudra attendre la fin de l’année 1939 pour que les choses s’améliorent.
Mon école est utilisée comme centre de distribution de masques à gaz. Pendant plusieurs jours, on fait la queue pour en obtenir un. Ma mère est chagrinée : ma sœur est bien trop petite pour porter un masque. Il existe bien une boîte dans laquelle on met le bébé, celle-ci agit comme un masque à gaz, seulement le prix est trop élevé. L’Etat abandonne les bébés. Il faut être riche pour pouvoir protéger son enfant des gaz asphyxiants.
Mes parents sont inquiets.
A l’école Broca, mon ancienne école maternelle, des troupes anglaises se sont installées. C’est un régiment du génie. Sur les épaules des soldats, cette inscription « Royal Engineers ».
Nous, les gosses allons souvent discuter et jouer avec eux. Ils sont contents d’apprendre le français. Seulement entre nous, nous parlons le patois. C’est beau le patois de Lille avec un accent britannique, et c’est nouveau.
Au cinéma, des films sur la défense passive sont projetés.
On nous donne des conseils. Il faut débarrasser les greniers et répandre sur les planchers une couche de sable d’environ dix centimètres d’épaisseur pour lutter contre les bombes incendiaires. Elles sont lâchées par des avions, elles traversent les toitures et, arrivées dans les greniers, explosent en brûlant et provoquant une forte chaleur qui communique le feu à la maison. On nous conseille de mettre dans les greniers des pelles pour jeter du sable sur les bombes.
Les soupiraux des caves sont obstrués. Sur les vitres, on colle des bandes de papier pour éviter d’être blessé par des éclats de verre en cas de bombardement. Les sirènes ne fonctionnent plus que pour annoncer les alertes. Des guetteurs surveillent le ciel et préviennent les usines et les mairies de l’approche d’avions ennemis. Alors l’alerte est déclenchée, les sirènes hurlent. On se dépêche de rejoindre un abri, en emportant un sac contenant des pansements et de l’eau, ainsi que notre masque à gaz. Des blagueurs, pour rire, mettent leur masque, on dirait des têtes de cochon. Ce n’est pas drôle de respirer avec cet engin.
Comme il ne se passe jamais rien, peu à peu, les sirènes ne font plus courir personne.
La vie continue, sauf dans les écoles et les usines où on ne badine pas avec le règlement de la « défense passive ». Le soir, plus aucune lumière ne doit filtrer des ouvertures des maisons. Les commerçants doivent installer un sas pour que l’ouverture de la porte ne laisse pas passer la lumière. Les phares des véhicules et des bicyclettes sont calfeutrés, seul un rectangle de un centimètre sur quatre laisse passer la lumière. Les rues ne sont plus éclairées, il faut se munir d’une lampe de poche dont le verre a été passé au bleu. Tout le monde se promène avec, en bandoulière, le masque à gaz. Avec le temps et l’absence de danger, certains ouvriers de l’usine se servent de la boîte du masque à gaz pour transporter un litron de vin rouge.
Mon école Paul Bert est rouverte. Je suis déçu.
Nous allons en classe avec notre masque à gaz en bandoulière. Je suis désormais dans la classe de Monsieur Sorlin, le directeur de l’école Paul Bert rue du Long Pot. Il me fait trembler depuis mon entrée à la grande école. C’est l’année du Certificat d’études ! C’est sérieux, il faut bien travailler car échouer au « certif » c’est le déshonneur, et le plus souvent des difficultés pour trouver un emploi.
Monsieur Sorlin gagne à être connu. Il est sévère, mais bien sympathique et puis, il sait se faire écouter. De temps en temps il disparaît dans son bureau attenant à notre classe. En montant sur une table, on peut, par-dessus les vitres brouillées, le voir boire un petit coup à la bouteille. Il y a toujours un élève pour le surveiller et nous signaler son retour en criant « 22, le v’là ».
Les punitions
Pour les punitions, il n’y va pas avec le dos de la cuillère. Le minimum, c’est cinq cents lignes. “Je ne dois pas bavarder” ou “je suis un bavard”. Quelquefois la phrase est bien plus longue comme par exemple “Je ne dois pas bavarder pendant que mon directeur essaye de m’inculquer l’histoire de France”. Comme vous pouvez le voir, une phrase pareille à copier cinq cents fois, ce n’est pas de la tarte !
Nous n’avons pas le droit de faire nos punitions sur des feuilles de cahier. Il faut obligatoirement utiliser du papier de récupération comme des feuilles de papier d’emballage. Ce qui augmente la punition, car il n’est pas agréable d’écrire sur ce genre de papier. En plus, il faut faire des cases contenant dix lignes qui doivent être numérotées. Nous avons trouvé le moyen de fixer deux plumes au porte-plume, ainsi on écrit deux lignes en même temps ce qui réduit la punition de moitié.
Notre directeur a fait la guerre de 14 à Verdun. Si nous voulons lui faire plaisir, il nous suffit de dire « C’était comment en 14, hein, Monsieur ? ». Et notre maître part dans de longues explications sur les batailles de Verdun. Nous réussissons à tous les coups.
Quelquefois cela tourne à notre désavantage. Il nous retient le soir pour terminer son cours et en rentrant nous avons encore nos devoirs et les leçons à apprendre. Malheur à celui qui ne sait pas ses leçons ou qui n’a pas fait ses devoirs.
Jusqu’au mois de mai 1940, nous n’avons pas été malheureux.
Bien sûr, des hommes ont quitté leur foyer, leur travail, pour rejoindre leur régiment quelque part dans l’est de la France. Mais en contrepartie, beaucoup de changements rendent la vie moins monotone pour un gamin de douze ans. Il y a l’arrivée des soldats anglais, la transformation des vitrines, décorées avec des bandes de papier adhésif. Les commerçants rivalisent d’idées et d’ingéniosité pour transformer en décoration ces utiles et obligatoires bandes de papiers collants. Il y a beaucoup de choses à découvrir. A l’usine de Fives, des autobus parisiens réquisitionnés arrivent pour être transformés et camouflés en gris et en marron. Ils serviront au transport des troupes. Au Mont-de-terre, l’armée rassemble et réquisitionne les voitures automobiles et les chevaux.
L’hiver 1939-1940 est rude, il y a beaucoup de neige.
Dans les écoles de filles, les institutrices font tricoter par leurs élèves des cache-nez et des passe-montagnes en laine kaki pour nos soldats. Il neige beaucoup. Les chêneaux débordent de glaçons et se garnissent de stalactites. Les ruisseaux sont gelés, nous les transformons en glissades. On prend son élan et on se laisse glisser un pied en avant. Ceux qui ont des « godasses avec des daches* » n’ont pas le droit d’utiliser la patinoire car ils rayent la glace avec leurs daches
* Dache : clou protégeant la semelle des chaussures
Nous, les gosses, nous partons attaquer avec des boules de neige les soldats anglais cantonnés dans l’école maternelle Broca. Ils acceptent la situation avec leur flegme britannique et participent à notre jeu en nous renvoyant des boules de neige. Parfois, ils nous emmènent dans leur voiture et nous leur indiquons le chemin. Nous apprenons des mots anglais, « Yes, thank you, very…. ». A charge de revanche, nous leur apprenons le français, mais en patois : « mi, ti, viens ichi … »
“Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts”
Les murs se couvrent d’affiches pour nous convaincre que nous sommes les plus forts, qu’il ne faut pas dire à des inconnus où se trouvent nos militaires. Les affichent disent aussi “Les murs ont des oreilles”.
Avec le Patronage, nous organisons un ramassage d’objets en fer et en cuivre. Ils seront fondus pour la fabrication d’armes et de munitions.
Il y a des affiches qui indiquent « On ne passe pas ». Le 23 août 1939, le général Gamelin avait affirmé au président du Conseil Edouard Daladier que l’armée française était prête.
Nous avons confiance en la ligne Maginot et en notre flotte qui est la deuxième du monde grâce à l’Amiral Darlan.
Nos tanks sont plus robustes que ceux des allemands et nos canons de 75, que redoutait l’ennemi en 1914, sont toujours d’actualité.
On chante “Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried” et puis aussi le “Tipperary” que nous les gosses avons transformé en “Mi ché l’inglé comme min grand frère Hinri, mi ché l’inglé mieux qu’ti”. Traduction : “Moi je sais l’anglais comme mon grand frère Henri, moi je sais l’anglais mieux que toi”. Pour faire croire que l’on parle anglais, on invente des phrases en français qui, prononcées vivement, sonnent phonétiquement anglais, comme “Tes laitues naissent-elles? Yes, mes laitues naissent, si tes laitues naissent mes laitues naîtront”.
La chanson « La Madelon » est redevenue à la mode.
Et le cinéma nous remonte le moral avec des films gais comme “Chantons quand même”. Des artistes, des vedettes comme Maurice Chevalier et Joséphine Baker vont chanter pour les soldats.
C’est la drôle de guerre, les communiqués sont toujours laconiques, comme “rien à signaler sur l’ensemble du front” ou “quelques accrochages avec l’ennemi par nos patrouilles des corps francs”.
Une petite bataille navale nous tient en haleine pendant quelques jours. Des destroyers français et anglais ont bloqué dans un port d’Amérique du Sud un destroyer de poche allemand le Graf von Spee.
Pour les marins allemands, deux alternatives : être internés et voir leur navire confisqué dans le port ou forcer le barrage. Le Capitaine a choisi une troisième solution, il est sorti du port et s’est sabordé. L’histoire de ce fait d’armes est racontée en bandes dessinées dans un hebdomadaire qui raconte chaque semaine une histoire vraie de nos armées, de terre, de mer ou de l’air.
Pour l’armée de terre, les communiqués sont toujours les mêmes : “nuit calme sur l’ensemble du front”.
En vérité nous avons avancé en Sarre.
L’opération Sarre, lancée par l’état-major français en septembre 1939, visait à pénétrer le territoire ennemi. Le douze septembre, les français ont avancé de huit kilomètres. Pourtant, le vingt-et-un, le général Gamelin sonne la retraite. L’opération n’était pas prévue pour être une offensive mais juste une grosse reconnaissance armée.
Pourquoi restons nous inertes pendant neuf mois, pendant que les Allemands terminent leur guerre en Pologne et ramènent à l’Ouest toutes leurs troupes ainsi que les divisions blindées ?
Bientôt, nous nous rendons compte que Lille risque d’être dans la zone des combats. Les services administratifs sont alors dispersés et les premières mesures d’évacuation sont prises. Elles concernent les vieillards et les enfants de l’assistance publique. Les richesses du musée des Beaux-Arts, de la bibliothèque universitaire et les archives départementales sont toutes dirigées vers Rennes.
La radio allemande de Stuttgart, diffuse des appels en français : “Soldats français, ne vous laissez pas entraîner dans une guerre perdue d’avance”. C’est un Français qui parle, un nommé Paul Ferdonnet, un traître qui sera fusillé à la libération.
C’est vraiment une « drôle de guerre ». Trois mois après la déclaration de guerre, des soldats français sont employés aux travaux des champs. Le haut commandement espère ainsi tromper l’inaction de ses troupes dont le moral ne cesse de baisser. A l’exception de quelques escarmouches de patrouilles à la frontière de la Sarre et de la Lorraine, les armes sont muettes.
L’OPTIMISME FRANÇAIS
En Avril 1940, les troupes alliées débarquent en force en Norvège à Narvik. Nos braves chasseurs Alpins obtiennent de véritables succès sur les armées allemandes.
Le Général Gamelin, général en chef des armées françaises est persuadé que la plus grande partie des forces aériennes allemandes a été retirée du front français pour couvrir les opérations.
Il y a donc peu de risque que le conflit éclate à court terme sur le front du Rhin.
Nos succès en Norvège font dire à notre Président du Conseil, Paul Reynaud : « La route du fer et coupée, nous forgerons l’acier victorieux et nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Des affiches sur tous les murs essayent de nous convaincre. Et nous sommes convaincus.
Les soldats français sont les meilleurs du monde.
Mais nous savons qu’ils sont mal habillés, mal logés, mal armés. Des batteries de canons de 75 reçoivent des munitions qui ne correspondent pas à leur calibre. Nous utilisons encore des chevaux pour déplacer nos canons. La propagande nous dit que les Allemands n’ont pas de beurre, qu’ils l’utilisent pour graisser les roues de leurs canons. Les ouvriers français ne veulent pas de cette guerre et leurs gouvernants n’ont pas fait ce qu’il faut pour que nos armées soient efficaces.
Notre état-major est persuadé que les Ardennes sont infranchissables. La France a confiance dans sa ligne Maginot. Les Pays-Bas sont à l’abri, derrière des terres inondables. La Belgique a massé ses troupes derrière le canal Albert. Nous sommes à l’abri de toute surprise.
Les copains et moi passons notre temps entre l’école, le Patronage et avec les Anglais. Nous suivons sur les journaux les communiqués laconiques des armées : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ». Nous en sommes certains et prêts à rejoindre l’armée dès nos dix-huit ans, si la guerre dure jusque-là.
Mais elle sera rapide, cette guerre doit être une guerre « éclair »…
La suite ICI : Les Français sur les routes
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Trois exemples :