La guerre 39-45 vécue par un enfant de Fives. 2 – Les Français sur les routes
Dans l’épisode précédent, mon père nous racontait comment il avait vécu les mois qui suivirent la déclaration de guerre de la France et du Royaume-Uni à l’Allemagne. Cette période fut appelée « la drôle de guerre ». Il avait alors douze ans.
Le jeudi 10 mai 1940
L’invasion des Pays-Bas et de la Belgique commence. Les forces aériennes, des centaines de blindés, des divisions terrestres envahissent deux pays neutres.
Une pluie de fer, par air et par terre, s’abat sur les civils autant que sur les soldats. Les armées françaises font mouvement vers le nord, certaines unités parviennent rapidement au nord d’Anvers.
Le 13 mai
Les journaux nous apprennent que l’attaque allemande est aussi déclenchée dans les Ardennes.
Les choses vont aller très vite. Le 14, la brèche est faite à Sedan par où s’engouffrent les divisions allemandes, les « Panzers divisions ».
L’aviation allemande attaque en masse toutes nos positions avec des bombardiers en piquet : les « Stukas ».
Lorsqu’ils piquent pour lâcher leurs bombes, ils émettent un sifflement formidable qui va en augmentant au fur et à mesure du piquet de l’appareil, jusqu’à sa remontée et c’est l’explosion ! C’est effrayant !
Le 17 mai
Les Allemands sont signalés dans la région du Quesnoy. Les directeurs des journaux lillois décident de quitter Lille avec leur personnel.
Le maire, Charles Saint-Venant, et une partie du personnel communal prennent la direction de Paris.
A la gare de triage du Mont-de-terre, des trains de réfugiés belges attendent des voies libres pour continuer leur route.
Les gens ont soif, ils sont fatigués. Les trains sont constamment arrêtés pour laisser passer les convois militaires.
Nous, les gosses, nous aidons les grandes personnes à porter des bouteilles d’eau et du pain. S’apercevant que l’avance allemande risque de couper la route de la capitale, le Préfet Fernand Carles décide de rester à Lille pour assurer la continuité administrative et la présence de l’Etat.
Le dimanche 19 mai
Mon quartier est en effervescence. Les ouvriers de l’usine de Fives reçoivent l’ordre d’évacuer et de rejoindre par leurs propres moyens l’usine de Givors, près de Lyon. Ceux qui possèdent une automobile – ils sont peu nombreux, ce sont presque tous des cadres supérieurs – sont les premiers à charger leurs valises et à quitter la ville. Les autres cherchent un moyen de transport. Ils partent avec leur femme et leurs enfants à pied. Leurs bagages sont entassés sur une brouette ou sur de vieilles voitures d’enfant.
Ma mère ne veut pas partir. Elle ne veut pas traîner sur les routes, à pied sans savoir où nous arriverons. Et puis, il y a ma sœur, qui n’a même pas un an. Ma mère ne partira que si elle dispose d’une automobile et d’un chauffeur. Mon Père se rend à l’usine pour essayer d’obtenir un moyen de transport, il rentre bredouille.
Les derniers trains quittent la gare mais ils ne vont pas très loin. Ils sont stoppés dans un centre de triage ou en pleine campagne à la merci des avions allemands qui les mitraillent.
Lundi 20 mai
Les Allemands sont à Cambrai et Bapaume. Arras est encerclée.
La rupture du front français à Sedan a jeté sur les routes toute une population terrorisée par le déluge de fer et de feu que les « stukas » et les chars font pleuvoir indistinctement sur les civils et les militaires.
Charrettes, bicyclettes, motocyclettes et automobiles déferlent en un flot ininterrompu en direction de l’ouest et du sud. Par son propre spectacle et par les nouvelles fausses ou vraies qu’elle propage, cette foule sème la peur et la panique dans les villages qu’elle traverse.
Partout c’est une vision d’horreur que de voir le flot de ces miséreux se déverser dans les champs ou sur les places des mairies, se bousculant autour d’un maigre repas ou dormant au soleil et se réveillant soudainement dans un cri, lorsque le bruit d’un moteur leur fait croire que les bombardements allemands ont repris.
Nous ne connaissons pas encore tout ce qui se passe sur les routes, mais ma mère n’est toujours pas décidée à partir. Mon père ne peut et ne veut pas rester, il a reçu l’ordre de rejoindre son affectation à Givors et puis il a peur d’être pris par les Allemands. Il décide de partir en vélo. Je ne me souviens plus si nous lui avons fait des adieux ni même de l’avoir vu partir.
Je suis toujours dans la rue avec mon copain André, nous regardons les gens quitter leur maison. Même les commerçants abandonnent leur boutique. Les gens libèrent leurs animaux. Les chiens, les chats errent dans les rues, les cages des oiseaux sont ouvertes. Même ceux qui ne voulaient pas quitter leur maison sont gagnés par la panique, ils décident d’un seul coup de partir eux aussi.
Le bruit court qu’il y a des voitures et des autocars disponibles Boulevard des Ecoles*. André et moi, nous supplions nos mamans de partir, tout le monde s’en va, nous allons être les seuls dans le quartier, les Allemands vont arriver et nous serons occupés.
* Le boulevard des Ecoles, rebaptisé boulevard Jean-Baptiste Lebas en 1948¹, est une vaste artère de Lille
Ma mère consulte Madame Normand. Bon ! Si vraiment il y a des voitures Boulevard des Ecoles, d’accord nous partons, mais si cela est faux, nous ne partirons pas à pied.
Et voilà, André et moi sommes ravis, nous allons connaître l’aventure, les voyages, nous allons voir d’autres paysages, nous n’irons plus en classe.
Nous avons peu de bagage, le strict nécessaire est chargé dans la voiture de ma petite sœur. Nous sommes sept : ma grand-mère, ma mère, madame Normand, mon copain André, sa sœur Jeanine, ma petite sœur et moi. André et moi marchons devant. Toute cette petite troupe prend le chemin du Mont-de-terre, puis le pont du chemin de fer, la rue de Bavay, la porte de Valenciennes, la rue de Valenciennes. Mais André et moi sommes déjà fatigués. On s’assied sur toutes les pierres bleues des maisons.
Nous ne sommes pas encore arrivés au boulevard des Ecoles que ma mère en a déjà assez. Comme il fallait s’y attendre, il n’y a aucun moyen de transport, il y a du monde qui comme nous croyait aux miracles. La foule prend à pied la direction des rues de Douai et d’Arras. Nous, nous prenons la direction de la maison.
Nous ne ferons pas partie de cet exode qui tournera au tragique pour des milliers de civils. Ils seront bombardés, mitraillés par les « Stukas ». Ils auront soif, ils auront faim, ils auront chaud car il fait très chaud, cette année-là en mai. Ils coucheront dans les fossés, au mieux dans des granges. Ils iront pour la plupart jusqu’à Béthune ou Lillers, ils seront peu nombreux à passer au-delà de la Somme. Repoussés par l’armée allemande, les survivants seront contraints de faire demi-tour et de rentrer chez eux.
Les Allemands sont passés au sud par Cambrai, Arras, Amiens et la côte. Les troupes alliées sont encerclées en Belgique et dans le Nord de la France. Les Anglais abandonnent le front et se dirigent à marche forcée sur Dunkerque pour être évacués par la mer. Pour faciliter leur embarquement, les troupes françaises se battent pour contenir le plus longtemps possible l’avance allemande. Mais ils sont gênés par les colonnes de civils qui embouteillent les routes et bloquent les convois militaires.
Nous voici revenus dans notre quartier. Il est vide, les rues sont désespérément désertes, les bruits habituels ont disparu. On a l’impression d’être acteur et spectateur à la fois, dans un film de science-fiction.
Pourtant au loin, très sourds, des bruits d’explosions parviennent jusqu’à nous. On se bat autour de Lille, du moins nous le supposons. Nous ne l’apprendrons que dans quelques jours. Les volets des maisons et des commerces sont clos.
Des chats et des chiens errent dans les rues, cherchant leur nourriture. Il y a même un canari qui vient se poser sur l’appui d’une de nos fenêtres. André et moi parcourons notre rue, nous avons l’impression d’être les héritiers de tous ces gens qui sont partis et que maintenant toutes ces maisons, la rue, tout cela nous appartient.
L’Anglais qui tenait la cantine en face de chez nous vient faire ses adieux, il part avec son régiment. Il a une petite fille qui est née le même jour que ma sœur. Il se penche sur la voiture d’enfant. Il pleure, il embrasse ma sœur puis il coupe un bouton de son blouson et le met dans la menotte de la petite. « Good bye petite Jeanine, adieu » dit-il. Une larme coule encore lentement sur son visage. Il nous laisse du fromage et plusieurs paquets de cigarettes, des Craven A.
Le soir, avec madame Normand, nous décidons d’aller dormir dans la cave, abri de la Brasserie Bouillet. Nous constatons que nous ne sommes pas seuls dans le quartier. Quelques familles de la rue Ernest Meyer nous ont précédés.
Dans cette cave, toutes les familles s’organisent pour passer la nuit. On apporte un matelas, des couvertures. Heureusement, le mois de mai est superbe. Il ne fait pas froid. Il fait même très chaud. On s’est muni de bouteilles d’eau et de quelques biscuits. On emmène aussi des lampes de poche et des bougies.
Nous n’avons plus de pain. Les boulangers sont partis sur les routes. Nous sommes dans l’obligation de forcer la porte d’un magasin d’alimentation pour nous procurer quelques vivres.
Nous apprenons que des dépôts de marchandises sont pillés par des civils qui sont restés, comme nous, dans Lille. Il y a même des abus, des tonneaux d’huile sont ouverts, les gens remplissent leurs bouteilles puis au lieu de refermer le tonneau, ils laissent couler l’huile sur le sol. Quel gaspillage et dire que nous allons en manquer pendant quatre ans ! Mais le leitmotiv est : « encore ça que les boches n’auront pas ! ». De l’huile nous n’en aurons que quelques décilitres par mois et par personne.
Le lendemain, André et moi, nous allons dans le dépôt de locomotives de Fives. Nous escaladons les tenders des locomotives et prenons les briquettes de charbon que nous ramenons à la maison. Nous faisons plusieurs voyages dans la journée.
De temps en temps nous montons dans de beaux wagons de luxe et nous jouons aux grands et riches voyageurs. Nous nous allongeons sur les luxueuses banquettes bien rembourrées. Bien installés, nous passons ainsi notre temps à jouer de l’harmonica. L’instrument de musique est à la mode et a un prix très abordable, il est vendu chez les marchands de jouets.
Le temps est superbe, il fait chaud, la chaleur et le soleil alourdissent encore cette drôle d’ambiance qui flotte sur notre quartier désert. Il n’y a pas de client, mais ma mère laisse le café ouvert.
Un après-midi, nous sommes tous les trois dans le café, soudain, nous entendons le ronronnement de plusieurs avions. Le bruit des moteurs s’intensifie et devient assourdissant, infernal, les appareils piquent vers le sol afin de lâcher leurs bombes. Ils dispensent un sifflement strident qui augmente en puissance pendant leur piquet vers l’objectif. Le bruit est insupportable et lorsqu’il cesse, l’avion reprend de la hauteur en lâchant sa bombe. Une formidable déflagration s’ensuit et augmente notre frayeur. Il est trop tard pour aller nous réfugier dans la cave de chez Bouillet et maman ne veut pas descendre dans notre cave, elle dit qu’elle n’est pas sûre. Nous nous abritons derrière le comptoir.
Une camionnette anglaise s’arrête devant la porte du café, un soldat en descend, il est armé d’une mitraillette. Il se met dans l’angle de la porte et, au passage des avions, il tire des rafales. Ma mère se précipite, ouvre la porte et houspille ce fils d’Albion : « Allez-vous-en » dit-elle, « vous allez nous faire repérer, ils vont bombarder la maison, allez-vous-en ! » Je ne sais pas si ce soldat a écouté ma mère, mais sans rien dire, il est remonté dans sa voiture et a filé vers le bout de la rue du Long Pot.
Plusieurs bombes sont tombées sur le dépôt de Fives et dans la rue de Saint-Amand.
Dans cette rue, sur le trottoir d’un magasin d’alimentation, une bombe a creusé un trou. Elle n’a pas explosé, à moitié enterrée on voit ses ailettes. C’est une bombe qui peut faire approximativement un mètre de haut et quarante centimètres de circonférence. Si elle avait explosé, le magasin n’existerait plus. Elle restera dans son trou pendant les quatre années de la guerre, même les autres bombardements des Anglais n’ont pas fait exploser cette bombe lancée par les « Stukas » allemands.
Nous avons eu peur, mais cela ne nous empêche pas de reprendre notre petite vie d’abandonnés. Avec André, nous continuons à vider les tenders des locomotives de leurs briquettes, elles seront les bienvenues cet hiver pour nous chauffer. Car pendant quatre ans nous n’aurons que très peu de charbon et les hivers seront rudes.
En fin de semaine, quelques familles sont de retour, elles ont été arrêtées par les Allemands sur la route de La Bassée à Béthune et obligées de faire demi-tour. C’est ainsi que nous avons retrouvé Lucien Derom. Nous étions maintenant trois à passer notre temps entre le dépôt de Fives, la cave-abri et le coin de la rue Belle-Vue où nous aimons nous asseoir sur le trottoir, le dos au mur pour jouer de l’harmonica.
C’est dans cette position qu’un après-midi, nous avons vu arriver du Mont-de-terre une moto avec un side-car. Sur la moto, un soldat allemand et un autre dans le side-car armé d’une mitrailleuse.
Ils s’arrêtent, face au boulevard de l’Usine.
L’occupant du side-car, un soldat casqué, le torse nu, descend, il place la mitrailleuse en batterie face à l’usine. Nous sommes pétrifiés, nous restons sans bouger, sans parler, ahuris, hébétés, les yeux fixés sur ces deux ennemis, les deux premiers Boches qu’il nous est permis de voir.
Au bout de quelques instants impossibles à déterminer, ils repartent vers le Mont-de-Terre d’où ils sont arrivés.
Alors là, nous nous relevons et en courant vers nos maisons respectives, nous crions « V’la les boches! V’la les boches! ».
Il faut insister, les gens ne nous croient pas, ils pensent à une farce comme nous savons les faire.
Le plus fort de l’histoire c’est que, lorsque les allemands sont arrivés sur la moto, nous jouions sur nos harmonicas le « Tipperary ».
Nous sommes des héros. Nous l’avons échappé belle. Ça, c’est nous qui le décrétons.
Chaque jour qui passe, on voit revenir, sales et fourbus, les évacués de notre quartier, quelquefois sans leurs bagages, perdus lors d’un mitraillage sur les routes. D’autres ont été volés pendant qu’ils dormaient dans une grange. Les gens sont fatigués, fourbus, écœurés.
Le bruit court que nous avons été vendus. C’est la revanche du capitalisme sur les ouvriers du Front populaire, nous payons les grèves de 36. En guise d’arrivée dans le midi de la France, leur odyssée s’est terminée du côté de Saint-Pol-sur-Ternoise.
Le quartier reprend un peu de vie. Les volets s’ouvrent un peu partout. Les copains rentrent les uns après les autres.
Mais nous n’avons toujours pas de pain.
Jusqu’au jour où nous apprenons qu’un boulanger est ouvert rue du Prieuré. Tout de suite avec les copains, nous allons en courant tout le long de la rue du Long Pot. Nous traversons la rue Pierre Legrand et, au bout de la rue du Prieuré, près de l’église, nous apercevons des gens devant la boulangerie. Il faut faire la queue.
Au bout d’une bonne heure, nous obtenons chacun un petit pain de 300 grammes environ, plat car le boulanger n’a plus de levure. Tant pis, nous revenons fièrement avec, sous le bras, notre pain d’une valeur inestimable.
Pourtant, ce n’est que du pain à peine mangeable.
La suite ==> 3 – L’encerclement de Lille – L’odyssée de Papa – L’armistice
D’autres souvenirs d’enfance sont sur ce blog dans la catégorie « Les souvenirs d’enfance de mon père« .
Trois exemples pris au hasard :
J’ai lu ton article d’une traite. Même si la mort rôde en permanence et que l’angoisse s’installe, tout paraît tellement vivant. Surtout lorsque les enfants racontent. Merci, Olivier, pour ce témoignage sur l’Exode.
Merci Regis