On l’appelait “Marie à puces” – Partie 1/2
Du matin au soir et du soir au matin, elle traîne son corps déhanché qu’enveloppent des haillons, à travers les rues du centre de Lille.
Dans sa face tamisée par les piqûres de la pluie, par les morsures du soleil et les gifles du vent, brillent deux yeux si ardents qui semblent être deux boules de verre éclairées par une lueur électrique. Une large ride balafre son front et sur ses joues osseuses, descendent de longs sillons sans doute creusés par le sel des larmes. Elle erre d’un pas lourd, d’un pas de forçat, les bras croisés sur la poitrine comme si elle savait que personne ne prendra la peine de venir lui joindre les mains le jour où elle s’affalera pour toujours sur un trottoir. Elle marche, sans cesse, indifférente aux regards de curiosité qui convergent vers elle : depuis si longtemps qu’on la croise, on s’étonne qu’elle ne soit pas encore morte de faim, de froid, de honte et de dégoût…
De temps à autre, lorsqu’elle est épuisée de fatigue, elle se laisse tomber dans une encoignure de porte. Pas pour longtemps ! La nuit, des noctambules la houspillent. Le jour, c’est pis encore. Comme elle ne se gêne pas, la vieille errante, pour enlever ses chaussures, afin de rafraîchir ses pieds meurtris ni pour se gratter le corps ou dénouer ses cheveux vermineux, on la chasse. Aussitôt, des gamins l’escortent en lui jetant le lamentable sobriquet que sa malpropreté lui a valu :
“Marie à puces !”.
Le Grand Echo du Nord de la France – Edition du 30 août 1907
Quel étaient les secrets de “Marie à puces” ? Qui était-elle ?
C’est en faisant quelques recherches dans la presse ancienne qu’on apprend sa véritable identité. “Marie-à-puces s’appelle Augustine Facon, née à Paris il y a 59 ans” (L’Echo du Nord – Edition du 25 mars 1913).
Il n’en fallait pas plus pour lancer des recherches généalogiques dans les archives de Paris1 du milieu du XIXe siècle.
Le vendredi 2 septembre 1853, à Vaugirard*, au 151 de la rue de Sèvres**, naquit Augustine, fille naturelle d’Eugénie Franco, journalière âgée de trente-et-un ans.
Archives de Paris – Acte de naissance – AR_5Mi1_0786_02259
* A cette époque, Vaugirard était une commune qui fut annexée en 1860 pour former avec la commune de Grenelle le XVe arrondissement de Paris.
** Au 151 de la rue de Sèvres se trouve l’hôpital Necker
Augustine fut reconnue et légitimée au mariage de ses parents, Augustin Vincent Joseph Facon, mécanicien âgé de trente-huit ans, natif d’Armentières (Nord), et Eugénie Franco, le lundi 3 décembre 1855 à Vaugirard. Furent également reconnus et légitimés ce jour là, son frère Augustin né le 25 mars 1849 et sa sœur Virginie née le 12 avril 1851.
Archives de Paris – Acte de mariage – AR_5Mi1_2273_02105
Le mariage religieux fut célébré le même jour à la paroisse Notre Dame de Plaisance.
Archives de Paris – Acte de mariage religieux – AR_5Mi1_2273_02105
Augustine n’avait pas encore six ans lorsque sa mère Eugénie décéda à l’âge de trente-neuf ans, 35 rue Mademoiselle à Vaugirard, le vendredi 15 avril 1859.
Les obsèques religieuses eurent lieu le 17 avril 1859 à la paroisse Saint-Lambert de Vaugirard et elle fut inhumée le même jour au cimetière du lieu.
On ne sait rien de plus sur l’enfance d’Augustine.
Onze années plus tard – 1870 – Augustine, seize ans, arrivait à Lille
Cette année là, Augustin Facon et ses trois enfants vinrent habiter à Lille. Le père avait cinquante-trois ans, son fils Augustin vingt ans, Virginie dix-huit et Augustine seize ans.
La même année, le 24 décembre à Armentières, mourait la mère d’Augustin, la grand-mère des enfants : Marie Lemire, veuve depuis plus de vingt ans.
L’analyse de la succession de Marie Lemire permet d’établir un premier arbre généalogique de la famille d’Augustine.
Six ans plus tard – Octobre 1876 – Augustine avait vingt-trois ans – Son frère se mariait
Le frère, Augustin, se maria à Lille le 21 octobre 1876, âgé de vingt-sept ans, avec Marie Thérèse Moutier.
Les quatre témoins étaient exclusivement des membres de la famille du marié, à savoir :
- Napoléon Dubois, menuisier, soixante-trois ans, époux de Sylvie Facon, tante d’Augustine
- Jean Facon, cabaretier, cinquante-deux ans, oncle d’Augustine
- Jean Dubois, ferblantier, vingt-sept ans, fils de Sylvie Facon, cousin germain d’Augustine
- Victor Facon, menuisier, vingt-quatre ans, fils de Amédée Facon, cousin germain d’Augustine
Le samedi 16 novembre 1878, sa soeur Virginie, âgée alors de vingt-sept ans, se mariait à son tour à Paris avec Jean Julia. Le père de la mariée était absent mais consentant. Il habitait désormais à Roubaix.
1878 – L’année où la vie d’Augustine bascula. Elle avait vingt-cinq ans.
Bientôt un jeune homme la remarqua. Une idylle s’ébaucha entre eux. Pourquoi les parents d’Augustine en tranchèrent-ils le fil ? Peu importe : cela fut. La jeune fille voulut aller ensevelir sa douleur dans l’ombre d’un cloître. La volonté familiale se dressa de nouveau contre ce projet. L’amoureuse essaya donc de se remettre au travail, s’enfermant dans le souvenir de son bonheur évanoui comme elle se fût recluse dans une cellule…
Mais, de s’isoler ainsi, peu à peu, sa raison s’altéra. D’abord elle fut en proie à des manies, à des idées fixes ; puis ces manies devinrent des obsessions, et, un jour, la dernière lueur d’intelligence qui vivifiait son cerveau s’éteignit pour faire place à la folie. Augustine quitta sa famille et partit à la recherche de l’Ami perdu.
Depuis, le roulis de la foule la ballottait dans les rues.
Le Grand Echo du Nord de la France – Edition du 30 août 1907
Vingt ans passèrent…
Son frère était devenu mécanicien typographe. Il siégeait aussi au Conseil municipal de Lille. Il avait deux enfants, Léon né en 1876 et Julienne en 1886.
S’intéressait-il à sa pauvre sœur ou l’avait-il définitivement oubliée ?
Le père d’Augustine habitait à Armentières.
Quels liens avait-il encore avec sa fille ? On ne le sait pas.
Sa sœur Virginie logeait avec son mari à Paris et était mère de Louis né en 1879.
Quant à Augustine, elle errait jour et nuit dans les rues de Lille. Elle devint peu à peu l’incarnation de la déchéance humaine. Elle marchait jusqu’à tomber d’épuisement dans l’encoignure d’une porte attendant qu’on la chasse, totalement indifférente au mépris ou au dégoût qu’elle suscitait. On voyait parfois ses lèvres bouger, mâchonnant sans doute sa misérable rancœur contre la société toute entière ou contre sa famille. Mais elle avait aussi quelquefois ses lueurs, ces extases que les gens sensés ne peuvent pas toujours comprendre. Il lui arrivait par exemple de rire à gorge déployée, de danser, de mimer des gestes de tendresse et d’amour, devant la terrasse d’un beau café et brusquement elle reprenait son masque et repartait avec ses rêves évanouis…
1897 – Mort de son frère – Augustine avait quarante-trois ans
Son frère Augustin mourut à Lille à l’âge de quarante-sept ans le 27 janvier 1897.
L’héritage se composait de mobilier (d’une valeur de 500 francs) et d’un peu d’argent (20 francs).
Le père d’Augustine décéda à son tour le 1er décembre 1899 à Armentières à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
Il ne possédait aucun actif.
1902 – Augustine avait quarante-huit ans
Elle fut arrêtée de nombreuses fois pour mendicité, jugée et emprisonnée.
Comme le 9 avril 1902, où récidiviste, elle fut condamnée à trois jours d’emprisonnement et écrouée à la maison d’arrêt de Lille.
Son sort émut une certaine presse de l’époque.
Fin de la première partie
La suite ICI : “Un héritage providentiel !”
1 Détruit lors des incendies de la Commune en mai 1871, l’état civil parisien antérieur à 1860, a été reconstitué, en partie seulement. Sur les 8 millions d’actes perdus, seul un tiers a en effet été rétabli.
Bibliographie et sources
Lille et les Lillois à la “Belle Epoque” de Carlos Bocquet
Site Gallica de la presse ancienne
Ouvrage : “Contexte France” de Thierry Sabot aux éditions Thisa : www.histoire-genealogie.com
Merci pour ce nouveau “feuilleton” qui nous permet de découvrir le destin d’une lointaine concitoyenne.
Pauvre Augustine, j’ai hâte de lire la suite de son histoire.
On a hâte de connaître la suite. Et on espère aussi une fin heureuse pour Augustine. Merci pour ton article Olivier.
Comme toujours on a hâte de connaître la suite. Très bel article bravo.
Superbe recherche, J apprécie