Une victime civile – La mort de mon copain Marcel
Né en 1927, mon père Denis a grandi dans le quartier de Fives, où chaque ruelle a marqué son enfance. Dans ses mémoires, il évoque avec émotion la mort tragique de son copain Marcel, un souvenir douloureux.
Vendredi 27 juin 1941
Il est presque vingt et une heures en cette douce soirée du vendredi 27 juin 1941 dans mon quartier de Fives. Le temps est clément, le ciel s’étend dans une clarté limpide, les nuages sont rares, presque inexistants. La lumière du soleil, bien que déclinante, crée une atmosphère calme et sereine.
Mais soudain, les sirènes d’alerte déchirent le silence du soir. Habitués à ce qu’il ne se passe plus rien depuis l’Armistice un an plus tôt, les gens ne se rendent pas aux abris. Chacun continue ses activités.
Puis, au bout de quelques instants, on perçoit des ronronnements de moteurs d’avions. Ils sont nombreux. Des cris montent dans la rue : “Les anglais, ce sont des Anglais !”.
Rue Aristote, comme dans les autres rues, c’est la même effervescence. Des avions anglais survolent Lille, ils s’en vont probablement bombarder l’Allemagne. “Les Boches vont déguster !”.
Mon copain Marcel, de quatre ans mon ainé et qui habite dans cette rue, sort alors son harmonica de sa poche et joue gaiement le “Tipperary”.
“It’s a long way to Tipperary
It’s a long way to go.
It’s a long way to Tipperary
To the sweetest girl I know“
A ce moment, des sifflements se font entendre suivis d’explosions de bombes qui tombent dans le quartier de l’usine de Fives. Mais aussi malheureusement dans la rue Aristote qui longe l’atelier d’emboutissage. Ce sont de petites bombes remplies de morceaux d’acier : des bombes à fragmentation.
Il y a peu de dégâts matériels et les personnes qui sont restées dans les maisons sont sauves.
Ce n’est pas le cas de mon copain Marcel. Il est allongé sur le pavé devant chez lui, la face contre le sol. Il serre encore son harmonica dans sa main, il n’y jouera jamais plus le « Tipperary ». Il est mort…
Emu par le récit de mon père, j’ai cherché à en savoir plus sur son copain Marcel.
Il s’appelait Marcel Paul DEKOSTER. Il avait dix-huit ans.
Marcel habitait au 38 de la rue Aristote à Fives.
C’est à cette adresse qu’il naît le jeudi 22 mars 1923 à quinze heures.
Il est le fils de Marcel Jules, âgé de vingt-neuf ans, chauffeur, natif de Saint-Sylvestre-Cappel, et de Henriette Hélène Pauline JACQUEMAIN, âgée de trente ans, native de Lille.
Marcel déclare la naissance de son fils l’après-midi même, accompagné du père et du frère de son épouse.
Son père avait servi pendant la Grande Guerre au 9e bataillon de chasseurs.
Il fut par deux fois grièvement blessé par des éclats d’obus et décoré de la Croix de Guerre.
A son retour il épousa Henriette JACQUEMAIN le samedi 26 mars 1921 à Lille.
Le jeune Marcel passe toute son enfance et son adolescence dans son quartier rue Aristote à Fives.
Il vit au numéro 38 avec ses parents, chez ses grands-parents maternels : Paul et Henriette née DELAPLACE, tous deux nés en 1865 à Lille.
Son grand-père Paul travaille comme ajusteur à l’usine de Fives tandis que son père Marcel est mécanicien à la Compagnie des chemins de fer. Sa maman Henriette est mercière.
Ils sont tous présents lors du recensement d’avril 1936.
Je ne sais pas quand et dans quelles conditions Marcel et mon père Denis se sont rencontrés. Toujours est-il que la mort de son copain Marcel l’avait terriblement marqué. Et c’est ainsi qu’il en fit naturellement le récit dans ses mémoires.
Samedi 28 juin 1941 – 8 heures – Mairie de Lille
C’est un père brisé par le chagrin qui franchit le seuil de la mairie de Lille. Il vient accomplir le plus cruel des devoirs : déclarer la mort de son fils unique, Marcel.
Quelle cruelle ironie du destin ! Lui, le vétéran endurci qui avait survécu à deux éclats d’obus pendant la Grande Guerre, se retrouve maintenant à enterrer son propre enfant, victime d’un même engin meurtrier. Un éclat de bombe, aussi tranchant que le chagrin qui déchire son âme et celui de sa femme, a arraché la vie de Marcel en un instant.
Les autres victimes – Les obsèques
Deux autres personnes trouvèrent la mort également ce jour là dans la même rue :
- Elisabeth BARISAUX, âgée de soixante-treize ans, célibataire
- Aimée Léonie Elisa LHEUREUX épouse DEBRAUWER, âgée de vingt-huit ans.
Vous pouvez consulter leur acte de décès ICI et ICI.
Mon père écrit aussi un peu plus loin dans ses mémoires : “Cette semaine a lieu l’enterrement des victimes du bombardement de la rue Aristote. Les trois cercueils sont alignés sur le plateau d’une voiture hippomobile de marchand de charbon. Beaucoup de personnes assistent aux obsèques organisées par la Mairie. Les victimes sont enterrées au cimetière de l’Est aux frais de la municipalité dans une concession à perpétuité. Les tombes seront entretenues par la Ville.”
A la suite de ce bombardement, la mairie fit paraître un communiqué dans la presse locale.
Lille et sa périphérie, foyers industriels depuis le XIXe siècle, furent les cibles privilégiées des frappes alliées dès l’été 1941.
En effet, quelques jours plus tard, les samedi et dimanche 4 et 5 juillet 1941, de nouveaux bombardements sur Lille firent de nombreux dégâts et plusieurs victimes dans le quartier de mon père. Lui et ses parents furent contraints de déménager.
Cet épisode fera l’objet d’un prochain article sur ce blog dans la catégorie Les souvenirs d’enfance de mon père.
À travers les mots de ton père et grâce à ton article, le jeune Marcel reprend vie un instant. Il restera à jamais ce jeune homme à l’harmonica, arraché trop tôt à la vie.
Récit poignant d’un moment de vie qui bascule quand on ne s’y attend pas…
Quel bel article. On a tous des histoires entendues dans les conversations de nos anciens. C’est un bel hommage à un oublié de l’histoire, merci.