Une Affaire d’Infanticide à Lille en 1888 – Episode 3
A la fin de l’épisode précédent, un mandat d’arrêt avait été lancé le dimanche 24 juin contre Victor Soetens, le propre père de l’enfant. Lire l’épisode précédent
L’arrestation du meurtrier
Le lundi 25 juin, l’inspecteur en chef de la Brigade de sûreté de Lille, Monsieur Droulez1, confia à l’agent Victor Devos2 la mission de localiser et d’arrêter Victor Soetens qui logeait au 21 de la rue sans pavé.
L’agent se rendit aussitôt à l’adresse indiquée, mais Soetens ne s’y trouvait pas. Dans le même immeuble habitait également le propriétaire : Paul Vankelst3. Anticipant la possibilité d’une confrontation avec le meurtrier, Devos lui demanda de l’assister. Ils attendirent son retour. Lorsqu’il rejoignit finalement son logement vers trois ou quatre heures de l’après-midi, les deux hommes se précipitèrent pour l’arrêter. Calme, il dit « Vous pouvez m’emmener je ne ferai pas de résistance », se laissant appréhender très tranquillement.
Paul Vankelst fit quelques révélations importantes à l’agent Devos :« Victor Soetens avait déjà plusieurs fois, manifesté des intentions mauvaises à l’égard de sa petite, en exerçant sur elle des mauvais traitements ».
Victor Soetens fut ensuite amené auprès du juge De Brix pour être interrogé en son cabinet au Palais de Justice.
Le premier interrogatoire de Victor Soetens
Quels sont vos noms, prénoms, âge, profession, lieu de naissance et demeure ?
Je me nomme Soetens Victor, âgé de 19 ans, né à Lille le 13 mars 1868, profession de cordonnier, demeurant à Lille, fils de Victor et de Marie-Thérèse Vanacker. Marié à Joséphine Weymeerch.
De nationalité belge non encore soumis au service militaire mais ayant tiré le N°51 pour la milice en Belgique.
Avez-vous déjà été condamné pour crime, délit ou contravention ?
Jamais.
Vous êtes inculpé d’avoir à Lille le 18 juin volontairement donné la mort à votre fille Madeleine Augustine, née le 6 mars 1887, et ce, avec préméditation, qu’avez-vous à répondre ?
C’est la vérité.
Expliquez moi dans quelles circonstances vous avez commis cet assassinat ?
Dimanche dernier 17 juin courant vers 10 heures du soir, j’ai emmené avec moi ma petite fille Madeleine âgée de 15 mois, en disant à ma femme que j’allais l’emmener à Pittem près Bruges où j’ai une belle tante. Je suis parti pour la gare car mon intention primitive était d’abord d’aller à Mouscron, comme je l’avais dit à ma femme afin d’y trouver ma tante Henriette Vanmorck ; là il m’a passé par la tête une idée et au lieu de prendre l’un des nombreux trains qui partait de Lille dans la soirée pour Roubaix, je me suis dit à moi-même, « non personne n’aura mon enfant » et je me suis dirigé aussitôt du côté de l’esplanade afin de noyer mon enfant dans la rivière, mais il y avait beaucoup de monde en cet endroit et je n’ai pas pu mettre mon projet à exécution. Alors j’ai suivi la rivière jusqu’au nouveau pont à l’endroit nommé « le petite Paradis ». J’ai traversé ce pont, là j’ai tourné à gauche en me dirigeant du côté du bois de la Deûle. Au bout de quelques minutes de marche je me suis assis. J’ai réfléchi en tenant mon enfant dans mes bras et suis resté assis là pendant une heure et demie. Tout d’un coup je suis devenu comme tout drôle (sic) la petite a crié, je l’ai prise pour la faire taire en la serrant très fortement au cou mais d’une façon convulsive et sans le vouloir. Quand je me suis aperçu au bout d’un moment qu’elle devenait malade et que ses yeux tournaient, je me suis dit en moi-même : il n’y a pas d’avance*, autant la jeter à l’eau et alors je l’ai jeté à l’eau à un endroit où il y avait un courant. Quand j’ai vu ma petite se débattre dans l’eau et faire des efforts pour surnager, je me suis approché afin de la retirer, je l’ai sorti en effet un moment de l’eau, mais voyant qu’elle était morte, je l’ai rejeté. Je ne me suis plus occupé d’elle mais je ne sais pas par où je suis parti et je suis rentré dans la nuit à une heure du matin dans mon domicile, ma femme dormait et ne s’est pas aperçu de mon retour.
Le lendemain matin, ma femme m’a demandé ce qu’était devenue la petite. Je lui racontai que je l’avais laissée à ma belle tante et que j’avais passé avec cette femme un écrit d’après lequel ma femme ne devait plus revoir son enfant. Ma femme ne m’a plus reparlé de l’enfant pendant les jours qui ont suivi. Hier matin dimanche 24 juin je suis parti pour Heestert (arrondissement de Courtrai) ayant reçu depuis quinze jours l’avis du bourgmestre de la commune d’avoir à rejoindre mon régiment. Je suis parti ce jour là avec d’autant plus d’empressement que ma femme m’avait demandé la veille au soir 23 juin de faire revenir la petite ou d’aller la chercher chez la prétendue tante que je lui avais indiqué. A Heestert on m’a dit de passer chez le commissaire de police à Courtrai. J’y suis allé aujourd’hui ; ce commissaire de police m’a dit d’attendre à Lille jusqu’au 5 juillet. Je suis parti ce matin à dix heures de Courtrai à pied pour Lille et à mon arrivée à mon domicile j’ai été arrêté par la police. Si je n’avais pas été arrêté je me serais suicidé.
*Il n’y a pas d’avance : (Belgique) Locution exclamative marquant la résignation, et ayant pour équivalent : il faut bien, on n’a pas le choix, on ne peut pas faire autrement, on n’y peut rien, il faut se faire une raison.
Pourquoi avez-vous tué votre enfant ?
C’est par jalousie, cette petite ne m’aimait pas, c’est aussi par misère parce que je ne pouvais plus la nourrir.
Ainsi vous avez résolu de la tuer ?
Cette idée m’est venue à la gare le soir même.
Le corps de votre enfant a été trouvé dans les herbes entièrement nu et il a été constaté sur le cou une blessure faite pendant la vie par un coup de couteau ?
Je vous assure que je n’ai pas déshabillé ma petite. Quant à la plaie au cou elle provient sans doute d’un coup d’ongle mais non pas d’un coup de couteau, car je n’avais pas de couteau sur moi. Il peut très bien se faire que les vêtements de l’enfant se soient défaits et que le corps ait été ainsi dépouillé de ses vêtements pendant qu’elle se débattait, car pendant un bon moment j’ai voulu la retirer de l’eau en la saisissant par ses vêtements puis je l’ai rejeté dans le courant à diverses reprises, il peut donc se faire que ce qu’elle avait sur son corps se soit détaché au milieu des efforts que je faisais moi-même, soit pour la reprendre, soit pour la repousser dans l’eau. Cependant j’ai conservé un linge que j’ai reporté à ma femme.
Lecture faite persiste et signe avec nous et le greffier.
Signé le juge, le greffier et
Direction La Prison
A la suite de cet interrogatoire, Victor Soetens fut écroué à la Maison d’Arrêt de Lille.
On en apprend ainsi un peu plus sur le physique de Victor Soetens (voir aussi la mandat d’arrêt à la fin de l’épisode 2) :
Il mesure 1m696. Son nez est busqué (relevé).
Il a un bouton de naissance sur la face postérieure droite du tronc.
Sa tête fait 18,9 cm de long et 15,8 de large.
Son pied mesure 26,2 cm et son doigt médius gauche 11,8.
D’autre part, il est lettré et catholique.
Qui est Victor Soetens ?
Avant d’aller plus loin, essayons d’en savoir un peu plus sur Victor Soetens en faisant quelques recherches généalogiques.
Comme si dès sa naissance, le destin l’avait déjà marqué des malheurs à venir, Victor Soetens naquit un vendredi 13 mars 1868 à Lille.
Fils de Victor, tisserand, âgé de vingt-neuf ans, et de Marie-Thérèse Vanacker, âgée de trente-huit ans. Tous deux natifs de Belgique, ils habitaient 22, carrière Liénard à Lille. Ils s’étaient mariés le 9 février 1863 à La Madeleine (Nord) et s’étaient installés à Lille dès 1866.
Victor avait deux frères plus âgés, Arthur quatre ans et demi, et Henri treize mois. Mais ce dernier mourut an plus tard le 9 mars 1869.
Le 24 septembre 1870, Marie-Thérèse mit au monde des jumelles, Marie et Camille.
Malheureusement, la maman décéda le lendemain à l’âge de quarante-et-un ans, à l’Hôpital général, quai de la Basse-Deûle, probablement des suites de l’accouchement.
Les petites jumelles ne survécurent pas à leur mère et moururent à leur tour les 4 et 8 octobre suivants, au même Hôpital.
Désormais seul avec ses deux fils, le père Soetens confia son fils Victor, âgé de deux ans, à une parente en Belgique, à Pittem (voir ci-dessus dans le témoignage de Soetens qui comptait confier sa fille à une « parente à Pittem »). On ne sait pas s’il en fut de même pour son frère Arthur.
Le père Soetens se remaria le 12 février 1872 à Lille avec Agnès Gelique. Le 3 février 1873, naquit Jeanne, demi-soeur de Arthur et Victor.
Victor fut élevé par cette parente en Belgique jusqu’à ses treize ans (1881). Puis son père le reprit, l’emmena à Paris et lui apprit le métier de cordonnier. Mais, vers 1884, Victor, qui a désormais 16 ans, vola 10 francs dans une malle de son père et repartit seul à Lille.
Il logea au numéro 20 de la rue des vieux murs4 et trouva un emploi dans l’atelier de Mr Heroquet, maître cordonnier au N°6 de la rue Royale.
Dans le courant du mois de mai 1886, Victor Soetens se rendit à un bal à Lille où il fit la connaissance de Joséphine Weymeerch, jeune couturière de 19 ans.
Ils se mirent en ménage et de cette union naquit le 6 mars 1887 une petite fille : Madeleine Augustine. Victor déclara la naissance en mairie et reconnut être le père.
Joséphine et Victor se marièrent le 12 décembre 1887 à Lille, légitimant ainsi la petite Madeleine.
Le couple et la petite s’installèrent au 27 de la rue de la clef.
Que s’était il donc passé durant les six mois qui suivirent leur union pour que Victor Soetens commette l’impensable : le meurtre de sa propre fille ?
Plan de Lille de 1888
Dans le prochain épisode, nous continuerons à suivre l’instruction menée par le juge De Brix.
Les témoignages des différents protagonistes révèleront-ils les événements ayant conduit à cet acte terrible ? A suivre … ICI
1 Victor Henri Louis Devos a 45 ans. Il est né à Bailleul (Nord) le 24 septembre 1843. Marié depuis vingt-deux ans avec Estelle Crespel
2 Henri Joseph Droulez a 56 ans. Il est né à Tourcoing (Nord) le 13 mars 1832. Veuf de Magdeleine Pascal depuis 1875 et remarié en 1876 avec Virginie Bernard.
3 Paul Vankelst a 27 ans. Né à Lille le 26 août 1860. Employé de commerce. Il vit avec sa mère Hortense Decancq au 21 de la rue sans Pavé, propriétaires de l’immeuble, veuve de Henri Ferdinand Vankelst.
4 La rue des Vieux Murs à Lille est une des plus anciennes de Lille à l’intérieur du castrum primitif (cœur historique de la ville).
5 L’ancien Canal de la Basse-Deûle, aujourd’hui avenue du Peuple Belge, couvrait jadis le lit historique de la Basse-Deûle. Il a été asséché dans les années 1930.
J’aime beaucoup ce format « feuilleton »… Ça me rappelle Frédéric Pottecher que j’ai pu entendre à la radio ou actuellement « Affaires sensibles » par Fabrice Drouelle sur France Inter. La documentation est formidable. Bravo.
On ne se lasse pas de cette histoire, quel suspens tu as bien découpé « les épisodes », on en redemande à chaque fois.
Merci beaucoup. Cela m’encourage à poursuivre.