Une Affaire d’Infanticide à Lille en 1888 – Dernier épisode
Mardi 10 juillet 1888.
Vingt jours après l’assassinat de la petite Madeleine.
Le juge De Brix avait terminé son instruction
La veille, il avait interrogé une dernière fois Victor Soetens (voir épisode précédent).
Sa conviction était faite : Victor Soetens avait prémédité son crime.
L’information judiciaire étant terminée, il rédigea alors son ordonnance de renvoi du dossier au Procureur Général.
NOUS JUGE D’INSTRUCTION du Tribunal civile de première instance de l’Arrondissement de Lille ( Nord), soussigné ;
Vu les pièces de la procédure instruite à la charge de :
Victor Soetens, né à Lille le 13 mars 1868, cordonnier dt à Lille
Détenu
Inculpé d’Assassinat et d’abus de confiance
Attendu que :
Le dix neuf juin dernier, on découvrait dans la rigole de desséchement derrière les fortifications à Lille, le cadavre entièrement nu d’une petite fille de 15 à 16 mois et dont la mort paraissait toute récente.
Quelques jours plus tard, le 24 juin, cette enfant était reconnue ; C’était la jeune Madeleine Augustine Soetens, née à Lille le 6 mars 1887 et légitimé par son père. Le lendemain 25 juin, ce dernier était arrêté à son retour d’un voyage en Belgique et il reconnaissait être l’auteur de l’assassinat. Le dimanche 17 juin au soir, il avait emporté son enfant malgré les larmes et les supplications de sa mère et il avait fait croire à celle-ci que, pour assurer le bonheur de leur petite fille, il allait la placer en Belgique chez une tante fort riche ; ce soir là vers dix heures il emportait la petite Madeleine dans ses bras, après que sa femme eût fait prendre à l’enfant un copieux repas et l’eût revêtu de ses plus beaux habits. Il se dirige vers la gare sous prétexte d’y prendre le train, mais au bout d’un instant, il rentre en ville et prend la direction de la promenade de l’Esplanade, il s’arrête un instant sous l’allée d’arbres devant la Deûle, à la hauteur de la rue d’Anjou, mais comme il y avait trop de monde en cet endroit pour y mettre à exécution son sinistre projet, il continue sa route en suivant l’eau, traverse le pont du petit Paradis, tourne à gauche en s’enfonçant par un petit sentier désert dans les glacis des fortifications. Arrivé en un endroit parfaitement isolé, près d’un petit pont d’où s’écoule la rigole de desséchement il s’assied sur le talus et tenant sa petite fille dans ses bras, il réfléchit pendant une heure et demie ; puis tout d’un coup il saisit l’enfant à la gorge, appuie fortement sur les voies respiratoires et quand il la voit étranglée il la rejette à l’eau ; mais le courant entraîne le petit corps qui surnage et se débat sur l’eau dans les dernières convulsions de l’agonie ; Soetens la ressaisit et quand il voit que la mort a accompli son œuvre, il rejette son enfant loin derrière lui dans l’eau et s’en va. A une heure et demie du matin il rentrait chez lui très calme et racontait à sa femme tous les incidents de son voyage et combien sa tante avait été heureuse de recevoir l’enfant pour laquelle elle paraissait témoigner beaucoup d’affection.
Tel est le récit du crime fait par l’inculpé. Quand le petit cadavre a été retrouvé, il portait sur le côté droit du cou une plaie régulière ressemblant à celle résultant d’un coup de couteau, plaie faite pendant la vie. Soetens affirme qu’il n’a pas donné de coup de couteau à son enfant, c’est le seul point sur lequel ses aveux ne paraissent pas complets. Il reconnaît que tout en ayant eu pour sa petite fille la plus vive affection, il n’en était pas moins dominé pendant ces derniers temps par un vif sentiment de jalousie résultant de ce que l’enfant prodiguait ses caresses à la mère et paraissait au contraire le redouter. C’est sous l’emprise de ce sentiment de jalousie que l’inculpé a prémédité et exécuté son crime.
En conséquence et attendu que de la dite procédure, résultent contre l’inculpé charges suffisantes
D’avoir, à Lille, le 17 juillet 1888, volontairement donné la mort à sa fille Madeleine Augustine, née le 6 mars 1887.
Avec cette circonstance que le meurtre a été commis avec préméditation.
Attendu que ce fait constitue le crime d’assassinat prévu et puni par les art. 296 297, 302 du code pénal et que la peine édictée par ces articles est afflictive et infamante.
Vu les art. 127 et 133 du code d’instruction criminelle.
Ordonnons que les pièces de la procédure, le procès-verbal constatant le corps du délit et un état des pièces servant à conviction, seront par nous transmis sans délai à Monsieur le Procureur Général pour être requis et statué ce qu’il appartiendra.
Considérant d’autre part qu’il résulte de la même procédure que le sus nommé a, à Lille, le 24 juin 1888, détourné ou dissipé au préjudice du sieur Dassonville, qui en était propriétaire, diverses fournitures de cordonnerie qui ne lui avaient été confiées que pour un travail salarié, à charge de les rendre.
Renvoyons de ce chef l’inculpé devant le Tribunal Correctionnel pour y être jugé conformément à la loi.
Fait à Lille le 10 juillet 1888.
Signé Camille De Brix
Ordonnance et Liste des pièces de la procédure – Source : AD du Nord – 2 U 2 – 568
Huit jours plus tard, le mercredi 18 juillet, la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Douai, envoyait Victor Soetens devant la Cour d’assises pour y être jugé.
Le vendredi 21 juillet, le Procureur Général de la Cour d’appel de Douai rédigeait l’Acte d’Accusation.
Le Procureur Général près la Cour d’appel de Douai,
Vu l’arrêt de la chambre de mises en accusation en date du 18 juillet 1888 par lequel le nommé
Soetens Victor, âgé de 20 ans, né à Lille, le 13 mars 1868, ouvrier cordonnier, demeurant au dit Lille
Détenu
Est renvoyé devant la Cour d’assises du Nord en état d’accusation d’assassinat,
Vu l’art 248 du Code d’Instruction Criminelle
Expose que de la procédure résultent les faits suivants :
Le nommé Soetens, âgé de 19 ans, ouvrier cordonnier à Lille, était père d’une petite fille de 15 mois qu’il avait légitimé par le mariage. Jaloux de la préférence que cette enfant témoignait à sa mère, il avait conçu pour elle une aversion profonde qui, après s’être manifesté par de mauvais traitements, le poussa à s’en débarrasser par un crime.
Dans ce but, il déclara à sa femme son intention de confier l’enfant à une de ses tantes habitant Courtrai, riche et bienfaisante, et finit par l’amener à consentir à cette séparation.
Le dimanche 17 juin à 10 heures du soir, il partait avec l’enfant, mais au lieu de prendre le train pour Courtrai où d’ailleurs il n’a pas de tante, il se rendit à l’Esplanade, résolu à noyer l’enfant dans la Deûle : mais trouvant l’endroit trop fréquenté, il poussa jusqu’aux glacis de la citadelle, et arrivé dans un endroit écarté, il étrangla l’enfant et le jeta dans un fossé de desséchement. Comme elle se débattait, il la saisit de nouveau, et constatant enfin qu’elle était morte, il la rejeta dans l’eau.
A une heure du matin il rentrait au domicile conjugal, et sans manifester la moindre émotion, assurait à sa femme que leur enfant avait été bien reçue et serait bien soignée.
Cependant le 19 juin, le cadavre d’un enfant inconnu était découvert dans les fossés de la citadelle. La femme Soetens obéissant à de vagues inquiétudes, avait écrit à Courtrai ; ayant appris que son mari n’y avait pas de tante, elle conçut d’horribles soupçons et se présenta chez le médecin qui avait fait l’autopsie du cadavre de l’enfant de la citadelle. Mise en présence de la photographie de la victime, elle reconnut sa fille. Le lendemain Soetens était arrêté à son retour d’un voyage en Belgique, et avouait son crime.
L’accusé est de nationalité belge, il n’a pas d’antécédants judiciaires.
En conséquence le susnommé est accusé :
D’avoir à Lille, le 17 juin 1888, volontairement donné la mort à sa fille Madeleine Augustine Soetens,
Avec la circonstance que le dit homicide volontaire a été commis avec préméditation.
Crime prévu et puni par les articles 295, 296 et 302 du Code Pénal.
Parquet de la Cour de Douai le 21 juillet 1888
Le Procureur Général
Le même jour, Victor Soetens était transféré de Lille à la maison d’arrêt de Douai en attente de son jugement.
Trois jours plus tard, le mardi 24 juillet, un huissier remettait à Victor Soetens une copie de l’arrêt de la chambre des mises en accusation ainsi que l’acte d’accusation du Procureur Général.
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Le même jour, le Président de la Cour d’assises rencontrait Victor Soetens à la maison d’arrêt.
Il lui rappela l’acte d’accusation, lui demanda s’il persistait dans ses réponses des précédents interrogatoires. Ce à quoi l’inculpé lui répondit que oui. N’ayant pas de Conseil (avocat) pour l’aider dans sa défense, le Président nomma d’office Georges Legrand1, avocat à Douai.
La date du procès en Cour d’assises fut fixée au jeudi 9 août 1888 à dix heures du matin.
Le samedi 28 juillet, étaient rédigées les ordonnances de citation à témoins des différents protagonistes que le tribunal souhaitait entendre le jour du procès. A savoir :
- Joséphine Weymeerch
- Paul Vankelst
- Hortense Descamps veuve Vankelst
- Docteur Castiaux
- Julia Navet
- François Wambre
Le 2 août, un huissier rédigeait et leur remettait les assignations à comparaître.
Le jeudi 9 août à 10 heures s’ouvrait le procès en assises.
Extrait du Procès-Verbal
et les dits jour, mois et an que dessus
La Cour d’assises du Nord, composée de M.M. Hibon, président ; Martinet, Delaby, conseillers ; présents M. de Savignon, avocat général, et, tenant la plume M. Boniface, commis greffier assermenté, – s’est rendue dans la salle des audiences publiques où se trouvait libre l’accusé assisté de son conseil.
Les douze jurés susnommés s’étant placé dans l’ordre désigné par le sort sur les sièges à eux destinés, les témoins ont été introduits dans l’auditoire et les débats ont eu lieu immédiatement, en audience publique et ainsi qu’il suit :
Sur les interpellations de M. le Président, l’accusé a répondu se nommer : Soetens Victor 20 ans, ouvrier cordonnier, né à Lille, y demeurant.
M. le Président a rappelé au conseil les dispositions de l’article 311 du code d’instruction criminelle ; il a lu aux jurés la formule du serment compris dans l’article 312 du même code et chacun des dits jurés appelé individuellement a prêté serment en levant la main droite et en répondant “Je le jure”.
M. le Président a averti l’accusé d’être attentif, le greffier a lu l’arrêt de renvoi et l’acte d’accusation.
Après cette lecture M. le Président a rappelé à l’accusé ce qui est contenu audit acte et lui a dit : “Voilà de quoi vous êtes accusé ; vous allez entendre les charges qui seront produites contre vous”.
Le greffier a donné lecture de la liste des témoins assignés lesquels ont été conduits dans la chambre à eux destinée.
M. le Président a interrogé l’accusé.
Les témoins ont ensuite été successivement introduits dans l’auditoire et entendus oralement et séparément.
Avant de déposer ils ont prêté le serment de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.
Les dispositions des articles 317 et 319 du code d’instruction criminelle ont été observées.
M. de Savignon, avocat général, a développé les moyens à l’appui de l’accusation.
M. Georges Legrand, avocat, a présenté la défense de l’accusé.
Les plaidoiries terminées et l’accusé ayant dit n’avoir rien à ajouter pour se défendre, M. le Président a prononcé la clôture du débat ; il a posé et lu les questions qui ont été remises au chef du jury avec les pièces du procès autres que les déclarations écrites des témoins ; il a donné aux jurés les avertissements prescrits par la loi ; après quoi ils se sont retirés dans leur chambre pour y délibérer.
M. le Président a fait retirer l’accusé de l’auditoire.
La délibération du jury terminée, le chef en a fait connaître les résultats conformément à la loi.
Cette déclaration signée par le chef du jury a été par lui remise en présence de tous les autres jurés, à M. le Président, qui l’a signé et fait signer par le greffier.
M. le Président a fait comparaître l’accusé et, en sa présence, le greffier a lu la déclaration du jury.
Le Ministère public a requis l’application de la loi.
M. le Président a demandé à l’accusé s’il avait quelque chose à dire sur ces réquisitions ; celui ci a répondu négativement ; son conseil n’a pas plaidé.
La cour en a délibéré.
M. le Président a lu le texte de la loi et prononce l’arrêt qui condamne Victor Soetens à la peine des travaux forcés à perpétuité et au frais du procès envers l’Etat.
M. le Président a averti le condamné que la loi lui accordait, trois jours francs, à partir du présent jour, pour se pourvoir en cassation contre cet arrêt.
De ce que dessus a été dressé le présent qui a été signé par M. le Président et par le greffier.
Le jury avait donc accordé à Victor Soetens des circonstances atténuantes. Sinon il eût été condamné à mort.
Six mois plus tard, le 20 janvier 1889, le condamné embarquait à Toulon sur “L’Orne” à destination de la Guyanne.
Le 25 il fit une escale à Alger. Le journal “Le Petit Colon Algérien” publia à cette occasion un article fort intéressant qui décrivait les conditions dans lesquelles les condamnés au bagne étaient traités.
Après 27 jours de traversée, Victor Soetens était interné au bagne des Iles du Salut2.
Il mourut un mois plus tard le vendredi 22 mars 1889.
On ne connait pas les raisons exactes de son décès. Mais les conditions de la traversée à bord de l’Orne, la surpopulation des bagnes, la malnutrition, l’absence d’infrastructures médicales adéquates, le climat tropical et la brutalité connue des gardiens sont autant de facteurs qui ont pu contribuer à la mort prématurée de Victor Soetens qui venait tout juste d’avoir vingt-et-un ans le 13 mars.
Son décès a été retranscrit sur les registres de l’Etat-Civil de Lille le 28 juillet 1889.
Epilogue
Le mercredi 10 avril 1889 à une heure du matin, Joséphine Weymeerch accoucha chez elle, aidée d’une sage-femme, d’un petit garçon, Marcel Louis.
Il ne vécut que quelques heures.
Victor aurait-il pu être le père de cet enfant ?
On se souvient en effet du témoignage de Joséphine dans l’épisode précédent : “Après le dimanche 17 juin, il a redoublé d’affections pour moi et pendant la semaine qui a suivi jusqu’à son départ, il a eu fréquemment des rapports avec moi. J’ai pensé qu’il voulait me faire un enfant.”
Elle se remaria en avril 1895 avec Alphonse Deledicque.
Mais c’était un homme violent. Elle le quitta en mai 1901 et le 2 juillet il fut condamné à quatre mois de prison pour violences et voies de fait envers son épouse.
L’Echo du Nord relata ce jugement dans son édition du 7 juillet 1901 (on notera par ailleurs une erreur sur le nom de famille de Joséphine).
Le divorce fut prononcé le 15 mai 1902 “aux torts du mari et au profit de la femme”.
Joséphine se maria à nouveau en 1905 avec un certain Gustave Jorion, apprêteur de trente-cinq ans. Joséphine en a trente-neuf.
Le couple Jorion-Weymeerch était présent au recensement de Wasquehal en 1906.
D’après l’acte de décès de Gustave Jorion, Joséphine était toujours en vie en avril 1940, âgée de soixante-treize ans.
Le père Victor Soetens mourut à Lille le 9 avril 1911 à l’âge de soixante-et-onze ans.
Le frère ainé de Victor, Arthur, dont il n’a jamais été fait mention dans cette affaire judiciaire, était Maître d’Hôtel et se maria en 1902 à Lille.
Quant à sa demi-sœur, Jeanne, elle se maria en 1907 à La Madeleine (près de Lille).
Le 31 mai 1904, elle mit au monde une petite fille qu’elle prénomma … Madeleine.
Quant au juge De Brix, il poursuivit brillamment sa carrière et fut décoré de la Légion d’Honneur en 1901 à l’âge de soixante-cinq ans (source : côte LH//369/13 de la Base de données Eleonor)
Il mourut le 22 septembre 1911 à Caen âgé de soixante-quinze ans.
Pauvre Madeleine, tuée par son père par jalousie.
J’espère que Joséphine aura été plus heureuse durant son troisième mariage.
Merci Olivier de nous avoir fait partager cette histoire, en plusieurs épisodes qui nous ont tenus en haleine.
J’ai beaucoup aimé cet article. Je suis un habitué des “polars”… mais c’est ici complètement différent et tu as su rendre le suivi de cette affaire particulièrement intéressant et agréable à lire. Les “appartés” sur les conditions de transport et de vie des bagnards ajoutent au plaisir.
Merci