Borre 1876 – Chapitre 7 – La fin de l’instruction
Mercredi 16 août 1876.
Voilà dix jours qu’avait débuté l’instruction menée par le juge Demazière suite à la tentative d’assassinat perpétrée par Louis Yden contre Pauline Oudoire. L’inculpé avait avoué deux autres crimes. D’abord l’incendie de la ferme Oudoire dans la nuit du 2 au 3 avril dernier. Puis le meurtre de sa femme Caroline Catoen dans la nuit du 8 au 9 novembre 1875.
Le mobile invoqué par Louis Yden était la passion amoureuse qu’il ressentait pour Pauline. Mais l’enquête menée par le juge avait rapidement convaincu ce dernier que seules la cupidité et la vengeance étaient les véritables motivations de l’inculpé, également soupçonné d’avoir tué sa tante par alliance, Barbe Outtier, le 26 juin 1872. Deux ans auparavant, celle-ci avait rédigé un testament désignant Louis Yden comme son légataire universel.
Le rapport d’autopsies
Le 11 août, le juge avait fait procéder à l’autopsie des corps de Caroline Catoen et de Barbe Outtier (voir chapitre précédent) et attendait le rapport détaillé du Docteur Houzé de l’Aulnoit.
Nous avons choisi de ne pas retranscrire ici l’intégralité du rapport d’autopsie et de n’en extraire que ses conclusions.
– S’agissant de Caroline Catoen : “les résultats révélés par l’autopsie de la femme Yden, Justine, Caroline, Amélie, née Catoen, sont en parfait accord avec les aveux de l’inculpé Yden Louis”
– Et s’agissant de Barbe Outtier : “La décomposition du corps est tellement avancée qu’il n’est plus possible de recueillir de son examen des renseignements utiles sur les causes de la mort de la nommée Barbe Outtier”.
Le lecteur qui le souhaite peut consulter ci-dessous l’intégralité du rapport original (attention : âme sensible s’abstenir).
Les nombreux témoignages des villageois.
Borre est une petite commune où l’on recensait 757 habitants en 1876. On imagine aisément l’émoi qu’a pu susciter dans ce village une telle affaire criminelle. Le dossier d’instruction contient les témoignages de pas moins de quarante personnes parmi les habitants de Borre (hormis les principaux protagonistes).
En voici quelques morceaux choisis.
29 août – Fin de l’instruction – Ordonnance du juge
Le mardi 29 août, le juge rédigea son ordonnance de fin d’instruction et de renvoi du dossier à Mr le Procureur Général près la Cour d’Appel de Douai.
Désormais la suite des événements se déroulerait à la Cour d’appel de Douai.
8 septembre – La mise en accusation
Le 8 septembre, au vue de l’ordonnance du juge, le Procureur Général près la Cour d’appel de Douai, ordonna le renvoi en cour d’assises. Puis la Chambre des mises en accusation délibéra et rendit ses conclusions le 11.
Le 11 septembre, la cour d’appel de Douai, Chambre des mises en accusation, au vue de l’ordonnance du juge :
Déclare mettre en accusation Yden Charles Louis à raison des crimes ci-dessus spécifiés et qualifiés
Renvoie en conséquence le dit nommé Yden devant la Cour d’Assises du département du Nord qui tiendra ses séances à Douai pour y être jugé conformément à la loi.
Ordonne qu’Yden sera conduit dans la maison de justice établie près de la dite cour d’assises de Douai et qu’il sera écroué sur les registres de la dite maison.
Ordonne en outre l’apport et le dépôt au greffe de cette cour des pièces à conviction s’il y en a.
Mande et ordonne à tous huissiers et agents de la loi force publique de mettre à exécution le présent arrêt.
Fait au palais de justice le onze septembre mil hui-cent-soixante-seize
Le 16 septembre, Le Procureur Général rédigea l’acte d’accusation, détaillant les raisons qui démontrent la culpabilité de Louis Yden.
Le Procureur Général près la Cour d’Appel de Douai,
Vu l’arrêt de la Chambre des mises en accusation en date du 11 septembre 1876 par lequel le Né Yden Charles Louis, âgé de 38 ans, né le 12 mars 1838 à Sainte Marie Cappel, cultivateur demeurant à Borre, détenu, est renvoyé devant la Cour d’Assises du Nord en état d’accusation d’assassinat, de tentative d’assassinat et d’incendie volontaire,
Vu l’art. 241 du Code d’Instruction Criminelle,
Expose que de la procédure résultent les faits suivants :
Pauline Oudoire demeure à Borre avec sa mère, qui est veuve et exploite une ferme d’une certaine importance. Le dimanche 6 août 1876, la Delle Oudoire revenait de la messe en compagnie du Sr Willier. Elle était arrivée à 400 mètres environ de son habitation, en face d’un champ appartenant au Sr Staes, lorsqu’un homme qui se tenait embusqué derrière une haie, se leva tout à coup, vint à elle, armé d’un fusil et, malgré ses cris et protestations, la visa au cœur et tira deux fois sur elle presque à bout portant.
Le premier coup n’avait atteint que ses vêtements, le second lui fit deux légères blessures au côté gauche. Elle avait immédiatement reconnu le Sr Yden (Charles Louis). Celui-ci alla se constituer prisonnier entre les mains de la gendarmerie. Il déclara qu’il éprouvait pour Pauline Oudoire une violente passion, qu’il aurait voulu l’épouser et que le refus et les dédains de cette jeune fille l’avaient depuis longtemps déterminé à la tuer et à se suicider ensuite. Il entra alors dans le détail de toutes les mesures qu’il avait prises pour assurer l’exécution de son sinistre projet.
Il avait d’abord songé à la poignarder et il avait aiguisé un couteau à cet effet ; mais il avait craint, disait-il, de la voir souffrir trop longtemps et il avait donné la préférence à une arme à feu.
Le 5 août, la veille du crime, il était allé à Dunkerque pour acheter un pistolet. N’ayant pas trouvé un armurier, il s’était rendu à Lille où il n’avait pu réussir davantage dans ses démarches. Il s’était alors rappelé qu’un de ses voisins avait un fusil à deux coups. Le lendemain matin 6, il s’était rendu vers 7 heures chez le Sr Beun et lui avait emprunté son arme sous prétexte de tuer un lièvre qui causait du dommage à ses récoltes. Rentré chez lui, Yden avait chargé le fusil avec du gros plomb, puis il avait rédigé une note concernant certaines dispositions, faisant suite à une lettre écrite deux jours auparavant, dans laquelle il expliquait longuement les motifs qui le décidaient à tuer la fille Oudoire et à se suicider ensuite.
Puis il avait quitté sa maison, emportant le fusil dissimulé dans un sac ; il avait été recommander à une voisine de soigner sa chèvre pendant son absence, était allé cacher le fusil à l’endroit qu’il avait choisi pour attendre sa victime et, comme un certain temps devait s’écouler encore avant la fin de la messe, il était allé boire de la bière au cabaret du Sr Hugghe ; il était ensuite revenu se mettre en embuscade et avait enfin perpétré son crime.
L’information a établi que tous les détails fournis par Yden étaient exacts et que la veille et le jour du crime, il avait fait preuve du plus grand calme. De nombreux témoins se sont accordés à dire que rien dans sa physionomie, dans son langage et dans son attitude ne pouvait faire soupçonner du sinistre projet. Il révéla bientôt à la gendarmerie un autre crime dont il s’était rendu coupable quelques mois auparavant.
Le 2 avril 1876 entre 11 heures et minuit, un incendie éclatait à la ferme de la Vve Oudoire et consumait en quelques instants tout un corps de bâtiment, une grange dépendant de l’habitation, contenant des céréales pour une somme considérable. La perte, en partie couverte par une assurance, s’éleva à onze mille francs environ.
Les circonstances dans lesquelles le feu avait pris excluaient toute possibilité d’accident et on crut dans le village à l’intervention d’une main criminelle. La Vve Oudoire et sa fille portèrent leurs soupçons sur Yden, à raison de certains propos tenus par lui et de sa singulière attitude pendant l’incendie ; elles lui firent même à ce sujet des allusions dont il parut vivement impressionné ; mais comme elles sentaient que la preuve était difficile, elles ne voulaient point dénoncer un homme dont elles redoutaient le caractère violent et vindicatif. Leurs pressentiments ne les avaient pas trompées.
Yden reconnut que l’incendie du 2 avril était son œuvre. Il avait passé une partie de la soirée au cabaret. Rentré chez lui vers 11 heures du soir, il s’était muni d’un couteau et de quelques allumettes, avait gagné la grange en passant par des pâtures et en prenant toute espèce de précautions pour ne pas être vu, il était arrivé à une porte fermant seulement à l’intérieur par un loquet.
Il avait fait glisser ce loquet en introduisant la lame de son couteau à travers les interstices de la porte et il avait pu facilement entrer. Il s’était servi d’une échelle pour atteindre un tas de paille qui lui paraissait devoir s’embraser plus facilement que le blé, fortement tassé à côté. Comme il avait travaillé chez le Sr Oudoire en qualité de journalier, il connaissait à merveille la situation des lieux. Après avoir mis le feu, il s’était retiré précipitamment, en se dissimulant de son mieux. De retour chez lui, il avait aperçu les flammes. Il avait attendu quelques instants, puis il s’était joint aux autres habitants du village et était venu porter secours. Il ne cessait après l’incendie de plaindre les malheureuses victimes de ce sinistre et d’appeler toutes les rigueurs de la loi sur le coupable.
En réponse à certaines allusions à des idées de mariage, Pauline Oudoire avait interdit l’entrée de la maison à Yden qui lui avait dit qu’elle pourrait le regretter. Il avait voulu par l’incendie du 2 avril se venger de l’indifférence de cette fille en même temps qu’il espérait, en l’appauvrissant, arriver à la réalisation de son projet de l’épouser. Pauline Oudoire était effectivement dans une situation de famille et de fortune supérieure à celle de l’accusé.
Ce ne sont pas les seules crimes dont il ait à répondre devant la justice. Il s’était marié au mois de novembre 1863. Plus âgée que lui, Caroline Catoen était un modèle d’activité, de dévouement et de douceur ; elle avait su se plier au despotisme de son mari qui n’admettait dans son ménage d’autre volonté que la sienne. L’harmonie la plus parfaite régnait dans le ménage. jamais une plainte ne s’était élevée contre l’un ou l’autre des époux. Des actes de donation réciproque passés le 12 décembre 1870 et le 9 janvier 1874 semblaient témoigner d’une grande et mutuelle affection.
Cependant la fe Yden, qu’on avait encore vue pleine de santé et d’entrain le 8 novembre 1875 dans la soirée, décédait subitement la nuit suivante. Le médecin appelé à constater le décès, reconnut les symptômes d’une asphyxie qu’il crut avoir été occasionnée par la rupture d’un vaisseau du cœur. Yden paraissait très affecté de la mort de sa femme ; il réclamait “sa chère Caroline”.
A la suite des aveux faits par Yden, M. le Juge d’Instruction s’enquit des circonstances de la mort de Caroline Catoen ; il ne douta point qu’elle ne fût le résultat d’un crime. Il interrogea l’accusé qui, se méprenant singulièrement sur le caractère du prêtre auquel il avait révélé ce forfait, crut que son secret avait été livré à la justice et fit des aveux complets. Il exprima plus tard les regrets que lui causait son erreur. Mais il ne pouvait rétracter les détails qu’il avait fournis et qui se trouvaient corroborés par les constatations médicales.
La fe d’Yden a succombé à une asphyxie et l’accusé a reconnu qu’il l’avait étouffée dans la nuit du 9 novembre vers minuit. Il avoua que 15 jours après la donation, il avait irrévocablement décidé la mort de sa femme, ajoutant que, s’il a ajourné son projet, c’est uniquement pour détourner les soupçons. Pendant les 22 mois qui ont séparé le 9 janvier 1874 du 9 novembre 1875, il s’était efforcé par des prévenances, des témoignages d’affection, d’éloigner de sa victime toute idée de défiance. C’est ainsi que trois jours avant de l’étouffer, il allait lui acheter des friandises chez un pâtissier. Il avait longuement réfléchi au mode d’exécution et il s’était arrêté à l’asphyxie comme laissant le moins de traces et offrant le plus de chances d’impunité.
A diverses reprise il avait fait des expériences sur lui-même. Il avait pris un mouchoir qu’il avait plié en quatre et se l’était appliqué sur la bouche d’une main, en serrant ses narines de l’autre. Il avait constaté que l’air n’était pas suffisamment intercepté de cette façon et il avait mouillé son mouchoir en plaçant dans le milieu une feuille de papier. Cette fois le succès lui parut certain ; aussi déjà 15 jours avant le 9 novembre, il avait voulu consommer son crime. Pendant la nuit, alors qu’il se trouvait couché avec sa femme, il l’engagea à étendre ses mains sous la couverture pour pouvoir plus facilement l’asphyxier avec le mouchoir qu’il avait placé sous son oreiller ; mais elle le désarma en lui demandant sous forme de plaisanterie s’il voulait l’étouffer. Il remit à un autre jour l’exécution de son œuvre criminelle.
Le 8 novembre, Mélanie Macke vint passer la soirée chez les époux Yden ; la conversation fut animée, l’accusé causait avec entrain tout en fumant ; la voisine se retira vers 10 heures ; Yden et sa femme allèrent se coucher chacun dans une chambre séparée. L’accusé se releva vers minuit. Après avoir eu soin de se munir du mouchoir humide et d’un sac de cameline qu’il avait préparé quelques heures auparavant, guidé seulement par la clarté de la lune, il arriva à la chambre de sa femme. Profondément endormie, elle avait les bras hors du lit, les mains croisées sur la poitrine.
Dans le but de paralyser ses mouvements, il jeta sur elle le sac qu’il avait emporté ; ce sac glissa, Yden bondit alors sur le lit, serrant violemment entre les siennes les jambes de la pauvre femme, lui appliqua le mouchoir sur la bouche et lui comprima fortement les narines. La malheureuse fît des efforts désespérés, elle parvint un instant à se débarrasser du mouchoir ; la vérité sembla alors lui apparaître dans toute son horreur ; elle reconnut sans doute son assassin, elle s’écria : “Est-ce vous Louis , grâce ! Jésus ! Marie !”. Elle commença un acte de contrition. L’accusé eut un moment d’hésitation, mais loin d’y céder, il réunit tout ce qu’il avait de forces, il s’acharna après la victime et la vit bientôt s’agiter dans les dernières convulsions de l’agonie.
Il était tout en sueur à la suite des efforts qu’il avait dû faire. Le crime était consommé. Yden s’en assura en plaçant devant la bouche de la morte une bougie allumée dont la flamme ne vacilla point. Il songea alors à détourner les soupçons et à faire disparaître toute trace accusatrice. Il prit le cadavre, le traina dans sa chambre, le plaça sur son lit, mit en ordre la pièce où il avait accompli son exécrable crime, puis il alla chercher un de ses voisins en lui disant que sa femme s’était réveillée subitement pendant qu’il dormait, qu’elle avait fait des efforts pour vomir, avait voulu se lever, avait eu une faiblesse ; et pour expliquer une légère excoriation* qui se faisait remarquer sur les lèvres de la victime, il ajouta qu’elle était tombée au bord du lit et que bientôt elle était restée sans mouvement.
Le voisin arriva, tâta le pouls à la victime, fut convaincu de la mort ; mais sur les instances de l’accusé, il alla chercher le curé qui, survenu en toute hâte, fit les mêmes constatations et donna, à la malheureuse victime l’extrême onction. Le lendemain Yden affecta une profonde douleur, mais n’en alla pas moins au cabaret. Il se préoccupa aussi des effets de la donation du 9 janvier 1874 et à peine l’enterrement avait-il eu lieu qu’il se rendait chez le notaire et parut satisfait, en apprenant qu’il devenait le maitre de toute la fortune de sa femme, à l’exception de la portion indisponible réservée à la mère de cette dernière.
* Excoriation : Écorchure superficielle.
Il pur alors donner libre cours à la réalisation de ses projets. Ses assiduités auprès de Pauline Oudoire commencèrent. Il prétend qu’elle trouvèrent un accueil favorable et que cette jeune fille aussi bien que sa mère, encouragèrent par leur attitude et leur propos ses désirs et ses espérances. Il reçoit à cet égard le démenti le plus formel de tous les témoins entendus. Rien dans le langage et la conduite de ces deux femmes à l’égard d’Yden ne l’autorisait à croire à un sentiment d’attachement quelconque. Du reste il ne semble guère s’être fait d’illusion sérieuse à cet égard, car pendant qu’il songeait, à l’en croire, à Pauline Oudoire, il demandait la main de plusieurs autres filles qui étaient dans une situation de fortune supérieure à la sienne.
L’accusé était actif, intelligent et d’un caractère assez gai ; il passait cependant pour vif et emporté ; mais jamais sa conduite n’avait donné lieu à aucune plainte et il montrait des sentiments religieux. Il n’avait jamais subi de condamnation.
En conséquence le susnommé est accusé
1° d’avoir à Borre, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1875, volontairement homicidé Caroline Catoen, sa femme, avec cette circonstance que cet homicide volontaire a été commis avec préméditation
2° d’avoir, à Borre, le 2 avril 1876, volontairement mis le feu à un édifice appartenant à la De Loingville et loué à la De Oudoire. Avec cette circonstance que cet édifice était une dépendance de maison habitée.
3° d’avoir, à Borre, le 6 août 1876, tenté d’homicider volontairement Pauline Oudoire, laquelle tentative manifestée par un commencement d’exécution n’a été suspendue ou n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur. Avec les circonstances que ladite tentative a été commise 1° avec préméditation 2° avec guet-apens
Crimes prévus et punis par les art. 2, 295, 296, 297, 308 et 434 du Code pénal.
Au Parquet de la Cour de Douai le 16 7bre 1876
Le Procureur général
Le 14 octobre, Louis Yden est signifié par huissier de l’arrêt de l’arrêt de la cour d’appel ainsi que de l’acte d’accusation.
16 octobre – Transfert de Louis Yden à la maison de justice de Douai
Registre d’écrou de la maison de justice de Douai le 16 octobre 1876
Le 24 octobre, le président de la cour d’assises rendit visite à Louis Yden à la prison et l’informa des chefs d’accusation, lui demandant s’il persistait dans toutes ses réponses apportées lors des précédents interrogatoires. En l’absence d’un Conseil choisi par Louis Yden pour assurer sa défense, Me Dhooge, avocat à Douai fut nommé d’office.