Borre 1876 – Chapitre 6 – Les autopsies et le témoignage de Pauline Oudoire
Résumé de l’épisode précédent : Louis Yden niait avoir également assassiner sa tante Barbe Outtier. Il persistait à justifier les crimes qu’il avait commis en invoquant sa passion amoureuse pour Pauline Oudoire. Il admettait pour autant avoir également demandé en mariage d’autres jeunes femmes. Le juge Demazière était de plus en plus convaincu que le mobile de ces crimes était en réalité la vengeance et la cupidité. A l’issue du dernier interrogatoire de l’inculpé, il ordonnait l’exhumation des corps de Caroline Catoen et Barbe Outtier à des fins d’autopsies.
Procès-Verbal de transport
L’an mil huit-cent-soixante-seize le onze août.
Nous Jules Demazière juge d’instruction pour l’arrondissement d’Hazebrouck
Vu le réquisitoire de Mr le Procureur de la république près le tribunal d’Hazebrouck en date du dix du présent mois demandant qu’il nous plaise nous transporter en la commune de Borre à l’effet d’ordonner l’exhumation des cadavres des Nées 1° Caroline Catoen fme Yden, décédée subitement à Borre dans la nuit du 8 au 9 9bre dernier ; et 2° Barbe Outtier décédée audit Borre le 26 juin 1872, faire constater si elles portent sur elles des traces de violences et déterminer les causes de leur mort.
Nous sommes transportés le dit jour vers 1 heure de l’après-midi au cimetière de ladite commune de Borre, accompagné de Mr Depoutre procureur de la République et Mr Houzé de l’Aulnoit Docteur en médecine à Lille, et assisté de Henri Vanderputte commis greffier.
En présence de Mr le Maire de la commune de Borre, du maréchal des logis de gendarmerie d’Hazebrouck, du commissaire de police et du garde champêtre, nous avons ordonné l’exhumation du cadavre de Caroline Catoen fme Yden.
Le cercueil mis à nu a été représenté au sieur Benjamin Devos charpentier qui l’a parfaitement reconnu pour être celui qu’il a façonné sur l’ordre du sieur Yden mari de la défunte et dans lequel il a lui même placé le corps de Caroline Catoen.
Nous en avons immédiatement ordonné l’ouverture après avoir au préalable appelé près de nous les Nés Louis Dervyn et sa femme qui avaient été indiqués comme ayant enseveli le fme yden, Louis Querleu ami et proche voisin des époux Yden, ainsi que le prévenu Louis Yden lui-même qu’à cet effet nous avions fait conduire à Borre.
Sans hésitation aucune, ledit Yden dont la figure d’ailleurs ne portait la trace d’une émotion bien violente, a déclaré qu’il reconnaissait parfaitement le cadavre pour être celui de sa femme la Née Caroline Catoen.
Devos, Dervyn et sa femme, le fossoyeur Charles Dezitter ont également et sans hésitation aucune reconnu le cadavre qui leur était représenté pour être celui de Caroline Catoen fme Yden.
Le corps vêtu d’une chemise blanche non marquée, était enveloppé dans un drap de lit cousu dans toute la longueur depuis les pieds jusqu’au cou, à l’aide de fil blanc, mais attaché au dessous du visage et de la tête à l’aide d’épingles.
Les mains dont l’un des doigts était encore revêtu de son anneau de mariage étaient placées en forme de croix au dessus de la poitrine.
Un bonnet blanc à triple bande que la femme Dervyn a reconnu pour être celui qu’elle avait placé sur la tête de la femme Yden au moment de l’ensevelir, était retombé derrière la tête et sur la poitrine on remarquait un scapulaire* de couleur brunâtre.
* Scapulaire : Objet de dévotion composé de deux petits morceaux d’étoffe bénits reliés par des cordons
Nous avons ordonné de nous remettre le bonnet, l’anneau et le scapulaire pour servir de pièces à conviction.
Puis Mr le Docteur Houzé de l’Aulnoit ayant prêté serment entre nos mains a procédé à l’autopsie du cadavre. Un rapport très développé nous sera transmis plus tard pour être joint à notre procès-verbal.
Dans ce rapport seront décrits tant les constatations faites sur le lieu même de l’autopsie, que celles faites par ses soins en son cabinet sur les poumons, le cœur, le nez et les lèvres, ainsi qu’une partie des nourritures encore contenues en l’estomac, qui, sur mon ordre, avaient été placés dans un vase hermétiquement fermé et scellé de notre sceau et qu’à son départ pour Lille il a emporté avec lui pour les soumettre à une analyse chimique.
Ces différentes opérations et constatations terminées, nous avons ordonné de remettre le cadavre dans le cercueil et de reporter le tout dans la fosse d’où il avait été extrait.
Procédant ensuite d’après nos ordres à l’exhumation du cadavre de la Née Barbe Outtier, tante du Né Yden, nous avons au préalable représenté le cercueil au sieur Vanhoye charpentier qui l’a parfaitement reconnu pour être celui façonné par lui et dans lequel le corps de Barbe Outtier avait été placé.
Puis le cercueil ayant été ouvert en présence du sieur dit Vanhoye et dudit Verbeke qui l’avait enseveli, ce dernier a reconnu le cadavre qui y était enfermé et dont il ne restait plus que des débris informes, pour être celui de la Née Barbe Outtier, d’abord à la façon dont il se rappelait lui avoir croisé les bras et aussi à un chapelet dont il lui avait entouré les deux mains et dont nous avons saisi un débris à l’effet de servir de pièce à conviction.
Cette première opération terminée Mr le Docteur Houzé de l’Aulnoit a procédé à l’examen sommaire du cadavre. Ses conclusions nous seront transmises en même temps que le précédent rapport.
Après quoi nous sommes revenus à Hazebrouck où nous sommes arrivés vers 8 heures du soir, et avons dressé le présent procès-verbal que nous avons signé avec Mr le procureur de la république et le commis greffier, les jour mois et an que dessus.
Original du Procès-Verbal
Dans l’attente du rapport détaillé d’autopsie, le juge décida enfin de faire témoigner la principale protagoniste de cette affaire, Pauline Oudoire, et de la confronter à Louis Yden..
Mardi 15 août 1876. Bureau du juge Demazière – Témoignage de Pauline Oudoire
Je me nomme Pauline Oudoire, âgée de 31 ans, cultivatrice à Borre. Non parente, alliée ni attachée au service de l’inculpé Louis Yden.
Quand, ou plutôt à quelle époque vos relations tant avec la femme du sieur Yden qu’avec Yden lui-même ont-elles commencé ?
De quelle nature étaient ces relations ?
Soit du vivant de sa femme soit depuis sa mort, n’avez-vous jamais rien dit à Yden qui fût de nature à lui pouvoir laisser espérer se marier avec vous ?
Caroline Catoen n’était point mariée depuis longtemps avec le sieur Yden quand elle est venue pour la 1ère fois travailler chez nous en qualité de sarcleuse de lin. C’est aussi à partir de cette époque que Louis Yden, sans être complètement à notre service, est venu de temps à autre nous aider lorsque la besogne pressait beaucoup.
Le ménage Yden semblait à toute ma famille si uni et si chrétien, que nous le prîmes en affection ; aussi m’est-il arrivé très fréquemment du vivant de la femme Yden, jamais seule, mais en compagnie soit de ma mère soit de mes sœurs, de m’arrêter en cette maison soit en allant soit en revenant de la messe, et d’y boire parfois un peu de café.
Depuis que la femme Yden est morte je n’ai plus mis les pieds dans cette maison.
Les relations que j’ai eues avec ce ménage n’ont jamais été intimes et toujours, dans ces relations, nous gardions les distances qui de fait existaient entre nos deux familles, et jamais non plus ne me serais permis, ni du vivant de la femme Yden et bien à plus forte raison depuis, de tenir en présence de cet homme un langage de nature à lui laisser croire que je pouvais lui porter la moindre affection.
Il prétend cependant que vous l’aimiez ; je lui ai demandé quels étaient les motifs qui lui faisaient croire et il m’a répondu :
1° un jour que Pauline buvait le café chez moi, s’étant aperçu que je n’aimais pas le sucre, elle me dit : « Si nous étions mariés, les choses iraient bien, vous auriez tout le sucre et moi le café. »
2° puis une autre fois, Pauline en regardant ma maison : « Elle est bien jolie, je l’habiterais volontiers ».
3° une autre fois, c’était alors que je venais d’hériter de mon oncle Alexandre Yden, Pauline me fit comprendre que je devais être bien à mon aise par suite de mon héritage et elle ajouta : « Je suis assez riche aussi, de mon père il me revient une douzaine de mille francs et plus tard j’en aurais bien une trentaine de mille ».
Il m’étonne beaucoup qu’il ait pu croire jamais que je l’aimais car en vérité, jamais de la vie je n’y ai songé. Peut-être lui ai-je dit, quoique je ne m’en rappelle pas : « vous aurez tout le sucre et moi le café », mais en tout cas si je le lui ai dit je n’y attachais d’autre importance que celle qu’on peut attacher à un propos de cette nature.
Il est bien possible que je lui ai vanté le charme de sa maison qui est fort jolie en effet, sans toutefois lui dire, j’en suis sûre, que je désirais l’habiter.
Quant à ma fortune personnelle dont il prétend que je lui aurais parlé, c’est une erreur de sa part, ce n’est point ainsi qu’il le dit que je me suis exprimée. Mon frère était sur le point de faire un mariage qui ne convenait point à notre famille et à ce sujet, je crois me rappeler avoir dit devant lui que lorsqu’on avait comme mon frère une fortune qui pouvait se chiffrer par une trentaine de mille francs, on ne devait point faire un semblable mariage. C’est tout ce qui a été dit par moi, car Dieu merci, je me serais bien gardée de jamais lui dire aucun mot qui pût lui faire supposer quelque chose.
Non seulement par les motifs que vous connaissez maintenant, le sieur Yden m’a prétendu que vous l’aimiez, mais encore pour d’autres que je vais vous dire. Il prétend que son mariage avec vous était votre vœu et celui de votre mère. C’est ainsi que Catherine Oudoire, votre mère, se trouvant près de lui le jour de l’enterrement de sa femme, lui a dit à trois reprises tout bas à l’oreille : « Louis, il faut maintenant venir souvent chez moi. »
Qu’elle lui a demandé, dès ce jour, comment étaient ses affaires.
Qu’elle l’a engagé à aller voir le notaire et à son retour d’Hazebrouck, à lui raconter ce qu’il y aurait appris de neuf.
Qu’il fit comme on le lui avait commandé et que jamais il ne fut mieux reçu puisque contrairement à l’habitude, on lui fit cuire un couple d’œufs.
Qu’un autre jour, se trouvant à converser avec lui, elle lui dit : « Louis, il ne faut toujours pas vous marier avec une personne qui n’a rien et non plus viser trop haut ».
J’ignore si ma mère a réellement tenu tous ces propos que Louis Yden lui attribue, mais en tout cas, les eut-elle tenus, que rien en eux, ce me semble, n’était de nature à lui laisser supposer qu’elle désirait son mariage avec moi.
Quant aux deux œufs dont il parle et qu’il considère comme ne lui ayant été servi que pour lui faire des avances, il faut avouer qu’il est bien aveugle ; car si on lui a servi des œufs c’est tout bonnement parce qu’il n’y avait plus de café et que, sur la demande que lui avait faite ma mère, Yden lui avait avoué qu’il n’avait pas mangé depuis midi.
Yden prétend que dans l’été 1873, revenant de voir une pièce de lin qu’il avait acheté au Né Benoit Gantois, il s’est arrêté chez vous et qu’au moment où votre mère quittait la salle où il se trouvait avec elle et vous, il vous avait embrassée, puis vous avez mis la main sur vos genoux ; que cette liberté qu’il avait prise vous avait fait vous déplacer, pour aller vous asseoir un peu plus loin, qu’il se disposait à se rapprocher de vous, que vous lui avez répondu, il est vrai : « Chut, chut, ma mère va revenir » mais que malgré la réserve que vous teniez à son égard il avait cru voir dans vos yeux que s’il avait osé aller plus loin, il l’eût pu.
Tout cela est-il exact ?
A une époque que je ne saurais au juste vous déterminer, Yden est venu chez nous, revenant, je pense bien, d’aller voir du lin qu’il avait acheté au fermier Gantois, car je me rappelle que dans le cours de la conversation qui eut lieu ce jour là, il dit qu’il avait embrassé la femme Gantois.
Il était ivre.
Il a demandé à m’embrasser mais je n’y ai point obtempéré.
Il a fait mine de se rapprocher de moi et de vouloir mettre sa main sur mes genoux, je me suis retirée de lui et crois bien lui avoir dit : « Allons donc, devenez vous fou ? Ma mère est là ! »
Rien de plus ne s’est passé entre nous.
Ne vous rappelez vous pas qu’un jour passant devant sa maison pour vous rendre à la messe et vous trouvant en compagnie de vos sœurs Hélène et Catherine et aussi du Né Henri Deman, avoir dit : « Est-ce que la maison de Louis Yden ne ressemble pas tout à fait à une grange abandonnée ? »
Sans pouvoir préciser exactement l’époque je me rappelle avoir tenu ce propos en passant devant la maison d’Yden quelques semaines avant l’incendie de notre ferme.
Si je l’ai tenu c’est parce que ce jour là les fenêtres de la maison étaient sans rideaux et qu’il est d’habitude chez nous de dire d’une maison dont les fenêtres sont sans rideaux qu’elle ressemble à une grange abandonnée.
Ne vous rappelez vous pas lui avoir un jour défendu l’entrée de la barrière de votre maison. Si oui, dites moi quand, pour quel motif, et dans quels termes vous lui avez fait cette défense.
Par un dimanche qui précédait je crois celui où en passant devant sa maison j’avais dit qu’elle ressemblait à une grange abandonnée, Yden ayant passé chez nous une partie de l’après-midi et s’étant à un moment donné exprimé de façon à me laisser soupçonner pour le 1ère et la seule fois qu’il portait des vues sur quelqu’un de nous, je lui ai dit : « Est-ce que par hasard vous viendriez ici soit pour moi soit pour l’une de mes sœurs ? S’il en était ainsi, veuillez ne plus jamais passer la barrière de la ferme ».
Il est parti aussitôt en disant : « Vous pourriez bien regretter de m’avoir dit cela ».
Quels sont les propos que ce jour là il a tenu et qui vous ont fait supposer qu’il pouvait avoir le désir de se marier avec quelqu’une d’entre vous ?
Au moment où il se disposait à nous quitter, je me rappelle qu’il a dit : « Savez vous pourquoi je viens ici, maintenant que je suis veuf, je me trouve dans une position dans laquelle je ne puis point rester ».
De ce propos j’ai conclu qu’il songeait à se marier avec quelqu’une d’entre nous et lui ai répondu comme je viens de le dire.
Ne vous rappelez vous pas avoir un jour laissé soupçonner à Yden que vous le teniez pour être l’auteur de l’incendie de votre ferme ? Si oui quand ? Dans quelles circonstances ? Pour quels motifs vous êtes vous exprimée de cette façon à son égard ?
Le 24 juin dernier, Yden est venu apporter à ma mère un panier de petits pois. Elle lui a comme d’habitude lorsqu’il venait à la maison offert un verre de bière. Elle lui a aussi, je me rappelle bien, demandé ce qu’ils coûtaient, et comme sans doute notre attitude à son égard lui avait paru froide, il dit en partant : « On dirait que j’ai fait quelque chose de mal ici ». je lui répondis : « Vous avez eu bien tort de nous occasionner tant de dommage, car personne de nous ne vous en a jamais fait aucun. Il me semble du reste que vous nous poursuivez ».
Il n’a rien répondu et s’en est allé.
Sitôt parti nous avons jeté les pois en pâture aux cochons, craignant qu’ils ne fussent empoisonnés.
Si je lui ai tenu ce langage, c’est parce que je le soupçonnais d’être l’auteur de l’incendie et je le croyais pour quatre motifs :
1° parce que je le connaissais depuis les rapports que notre famille avait eus avec lui, pour un homme qui à propos de rien, trouvait à occasionner de la dispute et que souvent je lui avais entendu dire à propos de tel ou tel qui avait fait telle chose : « ne tuerait on pas cet homme là ? »
2° parce que je me rappelais que le jour où je lui avais défendu la barrière de notre ferme, il avait dit en partant : « Vous pourriez bien regretter ce que vous venez de dire ».
3° parce que Benjamin Dehouck, l’un de mes ouvriers, m’avait dit que l’attitude de Louis Yden pendant que le lendemain de l’incendie il battait les gerbes de blé échappées au feu, lui avait paru des plus singulières.
4° parce que depuis l’incendie je le voyais presque chaque jour roder proche de notre ferme.
Pourquoi, puisque vous le soupçonniez d’être l’auteur de l’incendie, n’en avez vous pas parlé plus tôt à la justice ?
Nous ne l’avons point dénoncé parce que nous nous disions : si nous le dénonçons, il niera. La justice ne pourra pas arriver à prouver que c’est lui, on le relâchera et alors nous aurons tant à craindre de sa vengeance.
Lorsque la nuit de l’incendie sur l’appel de votre mère, vous vous êtes levée, où se trouvait le feu ?
Le feu, à ce moment, n’était encore qu’au toit de la grange située le long du chemin dit : Lombardi Straete.
Pourriez vous me dire si dans cette grange il y avait au dessus de l’aire de la paille de cameline et aussi si une échelle n’était point adossée au tas de blé ?
Je sais qu’au dessus de l’aire se trouvait de la paille de cameline et dans la grange une échelle devait s’y trouver je pense, mais mon frère Amand pourra mieux vous renseigner à cet égard que moi.
C’est le dimanche 6 août présent mois que vous avez été l’objet de la part de Louis Yden d’une tentative d’assassinat, veuillez me raconter exactement comment les choses se sont passées.
Le dimanche 6 de ce mois, je quittai Borre après la grande messe c’est à dire vers 11 heures 1/2 du matin, pour retourner chez moi en compagnie de Charles Willier mon voisin.
Pour m’y rendre je pris le sentier qui quitte le chemin d’Hazebrouck à Bailleul près de la maison du sieur Théophile Huyghe cabaretier et qui se dirige du côté de la chapelle de Notre Dame de Lourdes.
Je précédai d’un pas ou deux dans le sentier le sieur Charles Willier, lorsque, arrivée à la hauteur d’un champ de fèves appartenant à Henri Staes et bordé à cet endroit du coté du sentier par une haie d’aulnes, Louis Yden qui se trouvait embusqué et que jusque là je n’avais point aperçu, en sortit brusquement armé d’un fusil. A ce moment je me trouvais lui présenter mon flanc gauche.
Sitôt que je vis Yden armé d’un fusil qu’il braquait sur moi, tout en mettant la main sur le canon de son arme dans le but de l’écarter de moi, je luis dit : « Mais vous n’allez sans doute pas tirer sur moi, Louis ! »
Yden me répondit : « Si ! » et presque en même temps un coup de feu partit.
Je reculai dans le champ de trèfles qui faisait face au champ de fèves dans lequel Yden s’était embusqué, puis prenant ma course je tournai le dos à la chapelle de Notre Dame de Lourdes dans la direction de la maison de Pierre Descamps ; un 2ème coup partit et m’atteignit au côté gauche à hauteur du cœur.
Le 1er coup avait porté dans mon jupon à hauteur des cuisses.
Nous représentons en ce moment au témoin une robe en orléans*, un jupon de molleton gris bleu, un autre jupon en toile moirée, un autre jupon encore en coton chamoisé, un dessus de corset, un corset, une chemise et une mantille** de soie, qui nous été remis par les soins de la gendarmerie à l’effet de servir de pièces à conviction, et demandons au témoin si elle reconnait tous ces effets d’habillement pour être ceux qu’elle portait le jour où elle a été, de la part du sieur Yden, l’objet de la tentative d’assassinat.
Le témoin les examine avec soins et nous répond que ce sont bien ceux qu’elle portait ce jour là
* Orléans : Sorte d’étoffe légère en laine et coton, très employée pour les vêtements d’été. Paletot d’orléans. Robe d’orléans.
** La mantille est un voile léger qui était traditionnellement porté par les femmes catholiques à la messe.
Aussitôt les deux coups de fusil tirés, ce qui n’a duré que quelques secondes, Charles Willier a éteint le feu qui consumait mes vêtements, m’a prise par le bras et m’a conduite chez moi.
Quant à Yden, je ne saurais vous dire ce qu’il a fait ni comment il a disparu.
Je n’ai été que fort légèrement atteinte car dès le mardi suivant sans être complètement guérie de ma brûlure je pouvais commencer à vaquer à mes occupations.
Nous faisons alors introduire en notre cabinet l’inculpé Louis Yden que nous confrontons avec le témoin.
L’inculpé, en présence du témoin, ne témoigne d’aucune émotion vive et c’est sur un ton fort calme qu’il dit :
Ma femme m’avait fait un testament d’usufruit. Si je l’ai fait changer en un testament me donnant la pleine propriété de ses biens en cas de prédécès de sa part, je l’ai fait dans le but d’arriver à avoir assez de fortune pour pouvoir vous épouser.
C’est par amour pour vous que j’ai tué ma femme.
C’est pour me venger de vos dédains et aussi pour arriver, en diminuant votre part de fortune, à rapprocher votre situation de la mienne, que j’ai mis le feu à la ferme de votre mère.
C’est parce que vous m’aviez un jour laissé entendre que j’étais l’incendiaire, et que par suite tout espoir de vous posséder étant perdu pour moi que j’ai conçu l’idée de vous tuer d’abord avec un couteau que j’avais déjà à cet effet aiguisé, puis avec un pistolet que j’ai cherché mais en vain à me procurer à Dunkerque et à Lille, puis enfin avec le fusil dont je me suis servi le 6 août présent mois.
Quand j’ai, ce jour là, tiré sur vous, mon intention bien arrêtée était de vous tuer raide, c’est pourquoi je vous ai visée au cœur.
Si, soit ce jour, soit les premiers jours suivants, on m’avait dit que vous étiez encore en vie, j’en eusse été fort fâché. Aujourd’hui et à cet égard, j’éprouve d’autres sentiments, je suis heureux de vous savoir encore vivre et même heureux de vous voir, mais vous avouerez que vous m’avez donné occasion de laisser croire que vous m’aimiez et que votre mère aussi a fait tout ce qu’il fallait pour me faire supposer que mon mariage avec vous ne lui eut point déplu.
Ne m’avez vous pas un jour chez moi dit : « Si nous étions ensemble tout irait au mieux, à vous tout le sucre à moi tout le café » ?
Ne m’avez vous pas quelquefois témoigné que vivre dans une si jolie maison que la mienne vous serait agréable ?
Ne m’avez vous pas encore peu de temps après l’époque où j’avais hérité de mon oncle Alexandre Yden, dit : « Vous devez être bien à votre aise, moi je le serai aussi car il me reviendra bien plus tard un capital d’une trentaine de mille francs » ?
Et votre mère ne m’a-t-elle pas de son côté, dès le jour de la mort de ma femme, engagé à souvent aller la voir ?
Ne m’a-t-elle pas témoigné le désir de connaître bien exactement ma situation de fortune ?
Ne m’a-t-elle pas fait des avances, témoins les œufs qu’elle me fit servir par vous contrairement à ses habitudes le jour où revenant de chez le notaire Bogaert je lui racontais que j’héritais de toute la fortune de ma femme sauf un quart qui devait retourner à sa mère ?
Et le témoin Pauline Oudoire répond :
Il faut que Dieu m’ait bien protégée pour que j’aie échappé à votre coupable dessein.
J’ignore si ma mère vous a dit après la mort de votre femme d’aller souvent la voir, mais l’eût-elle fait, ce n’eût été de sa part qu’une preuve de sympathie que toute personne honnête porte ou donne volontiers à une autre personne qu’elle connait et qui par suite d’un deuil se trouve dans l’affliction.
Vous parlez d’œufs qu’on vous a servis un jour, mais on ne l’a fait que parce que vous aviez dit que vous n’aviez pas mangé depuis midi et qu’il se trouvait que nous n’avions pas de café.
Quant au propos que vous dites que je vous aurais tenus, je ne crois point les avoir tenus dans les formes qui sont celles que vous m’indiquez, mais les eussè-je tenus, sont-ils mon Dieu de nature à pouvoir laisser croire à quelqu’un, qu’on l’aime et qu’on désire l’épouser ?
Ne sont-ils pas de ceux que tous les jours, en conversation, on tient à la campagne ?
Jamais il n’a pu me venir à l’esprit que vous pouviez songer sérieusement soit à moi, soit à quelqu’une de mes sœurs si ce n’est un jour dont je ne saurais vous fixer la date, mais que vous devez vous rappeler, car je vous ai dit : « Si vous venez chez nous dans le but d’arriver à épouser quelqu’un de nous, sortez d’ci et ne repassez plus la barrière ». Et vous m’avez répondu : « Vous le regretterez un jour ».
Le juge à l’inculpé : Les motifs que vous persistez à dire être ceux qui vous ont conduit de crime en crime jusqu’à tenter de tuer, par amour dites vous, Pauline Oudoire, me paraissent si peu sérieux qu’en vérité un soupçon me traverse l’esprit.
Ce n’est pas par amour que vous avez tenté de la tuer, c’est par vengeance de ce qu’un jour elle vous avait éconduit, et de ce que vous voyiez qu’elle ne voulait pas de vous.
C’est par cupidité que la sachant riche et de bonne situation de famille, vous désiriez l’épouser.
En effet, tous les renseignements que j’ai pu recueillir jusqu’ici sur votre compte m’indiquent que vous aimiez à vous trouver en compagnie de gens plus fortunés que vous et qu’une vie de labeur n’était point de votre goût. La fortune de votre femme ne vous permettant pas de satisfaire ces goûts, il vous fallait, pour le pouvoir faire, en épouser une riche d’argent et de situation sociale.
C’est pourquoi vous avez d’abord songé à Pauline Oudoire, puis vous étant aperçu qu’elle ne voulait pas de vous, vous avez fait successivement la cour à quatre personnes dont vous avez donné les noms dans un précédent interrogatoire, toutes fortunées et bien posées.
Si l’amour et la jalousie vous avaient seuls entraîné à tant de crimes, jamais il ne vous fût venu à l’esprit de songer à d’autres personnes qu’à Pauline Oudoire.
Ce n’est pas la cupidité qui m’a guidé, vous pouvez me croire car je n’ai pas de raison, de ne pas vous dire toute la vérité.
Que j’ai commis mes crimes par amour ou par cupidité ils sont toujours également grands.
Si j’ai fait la cour à d’autres qu’à elle, ce n’est que parce que je me sentais définitivement éconduit, et encore, ainsi que je vous l’ai déjà dit, ne suis je jamais allé bien loin et jamais n’eussè-je pu aller jusqu’au mariage puisque la pensée de Pauline m’en aurait toujours empêché.
Au moment de se retirer, l’inculpé s’adressant à nous nous dit :
Vous venez de m’indiquer que l’amour et la jalousie pourraient bien ne pas être le mobile de tous les crimes que j’ai commis et m’avez ajouté que vous me soupçonniez de cupidité me donnant pour motif que si j’avais eu une passion aussi grande que je vous l’ai toujours dit pour Pauline Oudoire jamais il n’eût pu me venir à l’esprit de faire la cour à d’autres filles qui toutes précisément me dites vous se trouvent avoir de la fortune.
Je comprends tout soupçon de votre part par devers un aussi grand criminel que moi, mais je puis vous assurer que ce n’est pas par cupidité que j’ai commis mes crimes. A preuve c’est que je n’ai pas fait seulement des propositions de mariage à des personnes riches mais aussi à Marie Soots dite Marie Caron parce que le père est charron de son état.