Borre 1876 – Chapitre 3 – L’interrogatoire (suite)
Dans le chapitre précédent, Louis Yden subissait son premier interrogatoire par le Juge Demazière le 6 août 1876. Mais il ne se contenta pas d’avouer être l’auteur de l’incendie de la ferme Oudoire et de la tentative d’assassinat contre Pauline Oudoire. Il avoua également avoir tué son épouse Caroline dans la nuit du 8 au 9 novembre 1875.
Reprenons là où nous avions laissé cet interrogatoire.
Dimanche 6 août 1876 – Suite du premier interrogatoire de Louis Yden par le Juge Demazière.
…
Le juge : En novembre dernier, votre femme est morte subitement.
Cette mort n’est pas l’œuvre de Dieu ! C’est votre main qui l’a frappée !
Louis Yden parut tout d’abord surpris et interloqué. Puis, après un moment de réflexion, il déclara :
Ce que vous me dites n’est que trop vrai. Je dois reconnaître en effet que c’est moi qui ai tué ma femme ! …
Si j’en avais eu des enfants, je ne crois pas que jamais j’eusse conçu pour Pauline Oudoire cette furieuse passion qui m’a entraîné à tant de crimes. Mais le malheur a voulu que je n’aie pas eu d’enfants et que j’aie rencontré sur mon chemin cette Pauline vers laquelle je me suis si irrésistiblement senti entrainé que j’en suis arrivé successivement d’abord à faire faire un testament à ma femme qui en cas de prédécès de sa part m’assurait toute sa fortune, puis à la tuer pour avoir plus d’argent à offrir à l’objet de ma passion, puis à incendier la ferme qu’habitait Pauline Oudoire dans le double but de me venger d’elle, et l’ayant rendue plus pauvre d’arriver plus facilement à obtenir sa main, enfin à l’assassiner dans le but, ne pouvant l’avoir pour moi, de ne la laisser se marier à un autre.
Racontez les circonstances dans lesquelles vous avez donné la mort à votre femme.
Du jour où je lui ai fait faire le testament qui pouvait en cas de prédécès de sa part me rendre l’héritier de tous ses biens, j’avais conçu l’idée de la tuer et c’est dans la nuit du 8 au 9 9bre 1875 que j’ai mis ce projet à exécution.
Voici comment les faits se sont passés.
Nous dormions chacun dans une chambre. Profitant de son sommeil je me munis d’un mouchoir que je pliai en quatre. Sur la face intérieure de ce mouchoir ainsi plié, j’appliquai un morceau de papier, puis repliai le mouchoir sur lui-même de façon à ce que, grâce au papier dont il était doublé, l’air ne put plus passer à travers.
Je pénétrai dans sa chambre avec le mouchoir ainsi préparé et faisant le moins de bruit possible dans le but de ne pas l’éveiller, je l’appliquai sur sa bouche d’une main et de l’autre lui tins les narines hermétiquement fermées.
Elle se réveilla, poussa quelques cris inarticulés, mais malgré la résistance et grâce à ma force qui est peu commune je tins le mouchoir si collé sur sa bouche et les narines si bien fermées qu’au bout de cinq minutes environ elle était morte.
Un instant j’ai hésité à poursuivre jusqu’au bout mon idée homicide. Ce fut lorsqu’après lui avoir appliqué le mouchoir sur la bouche, ma femme s’étant réveillée, poussa quelques cris, mais m’étant dit que si j’abandonnais mon œuvre de destruction, elle me dénoncerait à la justice, j’accomplis jusqu’au bout le crime que j’avais médité depuis si longtemps.
Pour arriver à maintenir serré suffisamment sur ses lèvres le mouchoir que j’avais préparé comme je vous l’ai dit, je dus user de tant de forces qu’après mon forfait accompli j’étais tout en sueur. Ses lèvres aussi étaient toutes bleues, et le lendemain lorsque Mr Smagghe vint constater la mort, craignant que cela ne lui donnât des soupçons je lui dis que ma femme s’étant levée durant la nuit, avait été prise d’une faiblesse et qu’elle était tombée la tête en avant sur le bord du lit.
Le médecin crût à mon explication et je me rappelle même qu’il m’a dit : “Votre femme est morte de la rupture d’un vaisseau du cœur”.
Lecture faite a dit et persisté, a signé avec nous, le commis greffier et l’interprète.
C’est ainsi que s’achevait cette longue journée du dimanche 6 août 1876, pleine de rebondissements. Louis Yden était inculpé de trois actes d’accusation : Incendie volontaire, tentative d’assassinat et assassinat, ainsi que le montre les deux réquisitoire d’information*.
* Acte par lequel le ministère public (Procureur de la République) requiert le juge d’instruction afin d’ouvrir une information
Mais le juge était loin d’en avoir terminé. Dès le lendemain il procéda à un nouvel interrogatoire de l’inculpé.
Lundi 7 août 1876. Bureau du juge Demazière
Le juge : Vous m’avez déclaré hier que pour arriver à tuer votre femme par suffocation vous lui aviez appliqué sur la bouche un mouchoir préparé comme vous me l’avez dit. Votre femme a résisté et vous avez du, avez vous ajouté, user de toute votre force très grande pour arriver à la tuer.
Eu égard à la résistance qu’elle a du faire, il me semble que pour la maintenir dans son lit vous avez du employer d’autres moyens que ceux que vous m’avez indiqués et que vous avez du, ou bien lui lier les pieds, ou bien peser sur elle de tout votre poids afin d’empêcher de rendre sa résistance effective.
Louis Yden : C’est bien comme vous me le dites que les faits se sont passés, je ne lui ai pas lié les pieds parce que si j’avais voulu le faire cela l’eût éveillée, mais je me suis jeté sur le lit et la tenant serrée entre mes deux jambes j’ai pu de cette façon arriver à commettre mon crime.
Pourquoi avez vous songé à employer, pour arriver à suffoquer votre femme, un mouchoir mouillé dans les plis duquel au préalable vous aviez enfermé un papier également mouillé ?
Ayant la ferme intention de tuer ma femme, quinze jours ou trois semaines environ avant celui où j’ai exécuté mon projet, je pris un mouchoir, le pliai et le repliai et l’appliquant sur ma bouche après mettre fermé les narines j’essayai de respirer. Ma respiration quoique difficile n’était pas incomplète. Je m’aperçus que je ne pouvais utilement employé ce moyen. Alors je mouillai mon mouchoir, je le pliai et repliai comme je vous l’ai indiqué hier, après avoir enfermé un morceau de papier sec qui au contact de l’étoffe humide s’humidifia lui-même. Le mouchoir ainsi préparé, je me l’appliquai sur la bouche, je me fermai hermétiquement les narines et m’étant aperçu que toute ma respiration, par ce moyen, m’était devenue impossible, je résolus de l’employer pour mettre à mort ma femme.
Dans votre interrogatoire d’hier, vous m’avez déclaré que sitôt le testament fait qui, en cas de prédécès de votre femme, vous assurait toute sa fortune, vous aviez conçu l’idée de la tuer à l’effet de pouvoir profiter de sa fortune pour l’offrir à Pauline Oudoire, et par ce moyen obtenir sa main. Cela est-il vrai et au contraire n’est ce point dès l’époque où vous avez entretenu votre femme du testament que vous avez songé à la tuer pour, à l’aide de ce moyen, arriver à vos fins ?
Non, et même si je vous l’ai dit hier, que si dès le jour où il avait été fait, j’avais comme idée d’en profiter pour arriver plus facilement à épouser Pauline Oudoire en tuant ma femme, ou je me suis trompé ou vous m’avez mal compris.
Je n’ai fait faire le testament à ma femme que parce que étant plus jeune qu’elle d’une douzaine d’années environ j’espérais pouvoir en profiter pour moi, et ce n’est qu’une quinzaine de jours après sa confection, que voyant tout l’avantage que j’en pouvais tirer au point de vue de la réalisation de mes désirs, j’ai conçu le projet de tuer ma femme.
A quelle époque avez vous fait faire ce testament ?
Je ne saurais vous dire au juste. C’est dans la nuit du 8 au 9 9bre 1875 que j’ai tué ma femme, et je crois que le testament a été fait, ce dont vous pouvez vous assurer du reste chez le notaire Bogaert, en 1873 ou 1874.
Comment se fait-il qu’ayant conçu, une quinzaine de jours environ après la confection de ce testament, le projet de tuer votre femme, vous ayez vous tarder si longtemps à le mettre à exécution, à moins toutefois que vous n’ayez agi de cette façon dans le but d’éviter les soupçons qui eussent pu planer sur vous si la mort de votre femme avait suivi de trop près le testament qu’elle avait fait.
Vous ne vous trompez nullement dans vos suppositions. Si j’avais tué ma femme fort peu de temps après la confection du testament, on n’eut pas manqué de me soupçonner d’être l’auteur de sa mort et alors même que ces soupçons que le monde eut porté contre moi n’eussent point abouti à ma condamnation, ils eussent certainement empêché Pauline de se marier avec moi.
C’est dans la nuit du 8 au 9 9bre que vous avez tué votre femme mais n’avez vous jamais tenté de le faire avant ?
8 ou 15 jours avant cette date, mais en tout cas, après le jour où j’avais essayé sur moi, comme je vous l’ai dit, la valeur du mouchoir sec et du mouchoir mouillé, me trouvant couché avec ma femme, je me sentis pris d’un si violent désir d’en finir avec elle, que je lui dis de mettre sous les couvertures ses bras qu’elle avait hors du lit. Mon intention, en le lui disant, était de profiter de cette pose qu’elle aurait prise, pour, à l’aide d’un mouchoir que j’avais l’habitude de disposer sur mon oreiller pour y cracher, l’étouffer. Mais elle me dit en plaisantant, car elle ne pouvait me soupçonner d’aucune façon : “Voulez-vous donc m’étouffer ?”. Ce mot qui, correspondant bien à ma pensée intime me désarma.
Vous venez de dire que votre femme ne pouvait d’aucune façon vous soupçonner ; je crois pouvoir en tirer comme conséquence que, malgré vos intentions homicides, vous avez du, du jour où elles vous sont nées, jusqu’à celui où vous les avez exécutées, tenir par devers elle une conduite exemplaire, cela aussi, sans aucun doute à mon avis, dans le but d’éviter qu’au jour du crime, on ne vous en soupçonnât.
J’ai toujours été pour elle très bon malgré mes intentions homicides et je me fusse bien gardé quoique j’aimasse une autre, de prendre par devers elle une mauvais attitude, car elle eût pu revenir sur la donation testamentaire qu’elle m’avait faite et aussi, mourant subitement, on eût pu me soupçonner ou de l’avoir empoisonnée ou d’avoir mis fin à ses jours par un autre moyen.
J’avais si bien cette idée toujours présente que le samedi 6 avant veille du jour où je l’ai tuée, j’ai acheté pour elle chez Emile Debussche cabaretier au Soleil à Borre, une douzaine de gaufres à raison de deux sols la pièce, ce qui motiva de la part de ma femme à mon retour à la maison un reproche sur ma prodigalité.
Vous dites : on aurait pu me soupçonner d’avoir empoisonné ma femme ; je vous demanderais de mon côté si durant le long temps que vous avez prémédité sa mort vous n’avez jamais songé à employer pour mettre fin à ses jours un autre moyen que celui que vous avez pris ? Aussi pourquoi vous l’avez employé de préférence à d’autre ?
Je n’ai jamais songé à employer d’autre moyen que celui que j’ai pris, parce que j’étais bien convaincu qu’aucun autre ne pouvait laisser moins de traces apparentes du crime que celui là.
Nous faisons observer au prévenu, en présence des charges épouvantables qui s’accumulent successivement sur lui, qu’il ne faut pas que, dans ce qu’il nous dit, il outrepasse en aucune façon la vérité ; qu’il serait aussi coupable devant Dieu qu’il a l’air de craindre, puisqu’il nous a dit hier que s’il ne s’était pas suicidé, ce n’a été que par appréhension de Sa justice, en l’outrepassant qu’en restant en deçà.
L’inculpé nous répond immédiatement qu’en effet il craint la justice de Dieu ; que c’est pourquoi il s’est livré à nous ; qu’il ne nous a dit et qu’il ne nous dira que la vérité et rien que la vérité.
Votre crime consommé, votre femme morte, qu’avez-vous fait ?
Je suis allé chez Louis Querleu mon voisin, lui ai dit que ma femme était fort mal et l’ai prié de m’accompagner immédiatement chez moi. Il me suivit et après l’avoir examinée, après lui avoir tâtée le pouls, il me dit “je crois qu’elle est morte”, et sur ma demande, il s’en courût chercher le curé qui ne tarda pas à venir et à tout hasard lui donna l’extrême onction.
Aviez vous laissé votre femme, après l’avoir tuée, et avant d’aller chercher Querleu, dans le lit où elle se trouvait quand vous l’avez étouffée ?
Non. J’avais transporté son cadavre de la chambre dans la mienne, et l’avais déposée sur mon lit afin de pouvoir laisser croire qu’elle avait couché avec moi et dire le lendemain au médecin Mr Smagghe, ainsi que je l’ai fait, sans qu’il put me contredire, que ma femme s’était levée pendant la nuit, avait été prise d’une faiblesse et était tombée pour ne plus se relever.
Mais puisque vous avez été si loin dans vos précautions prises vous avez du aussi vous arranger de façon à ce que personne ne put s’apercevoir que votre femme avait couché, cette nuit là, dans un autre lit que le votre.
Oui, avant d’aller chez Louis Querleu, j’avais plié ou plutôt couché les couvertures et les draps du lit dans lequel j’avais tué ma femme de façon à ce qu’à le voir personne ne put croire que quelqu’un y avait couché.
Après l’enterrement de votre femme et en songeant à votre crime n’avez vous jamais été pris de remords et n’est-il personne en ce monde à qui vous vous soyez confié ?
Plus d’une fois j’ai songé à ce crime, plus d’une fois je suis allé voir cette alcôve dans laquelle j’avais accompli le forfait. J’ai vu ma femme en rêve venir chercher à m’étouffer comme j’avais fait d’elle, j’ai pleuré ce crime et je regrette de l’avoir commis, car jamais elle n’avait été pour moi que la meilleure des femmes, ainsi que tout le monde pourrait l’affirmer.
Je regrette ce crime et aussi celui que j’ai commis en incendiant la ferme de la veuve Oudoire parce qu’en commettant ce dernier j’ai fait tort à des gens qui ne m’avaient aucunement offensé.
Le seul que je ne regrette pas c’est celui que j’ai commis en tirant deux coups de fusil à Pauline. Tout ce que je souhaite c’est d’avoir réussi à la tuer, et cependant je l’aime encore aujourd’hui car c’est par jalousie que j’ai commis ce dernier crime et si, après l’avoir commis, elle vivait encore, elle pourrait appartenir à un autre.
Il n’est qu’une personne avant vous à qui j’ai parlé de la façon dont ma femme était morte et je vais vous dire qui et dans quelles conditions je lui ai parlé...
A suivre…
Le prochain chapitre nous révélera à qui Louis Yden avait fait des confidences au sujet de la mort de sa femme.
Mais avant cela, prenons le temps de découvrir qui était Pauline Oudoire, vraisemblablement la protagoniste centrale de cette histoire ou, du moins, celle dont les actions involontaires ont déclenché ces trois crimes. Examinons en particulier la situation financière de sa famille en procédant à quelques recherches aux archives.
Marie Appoline Sidonie OUDOIRE dite “Pauline“
Elle naquit à Borre le vendredi 2 mai 1845, fille de Louis Alexandre Oudoire, trente-quatre ans, cultivateur, et Catherine Blondine Facqueur, trente-et-un an.
Lorsque son père Louis Alexandre Oudoire mourut le mardi 5 avril 1864 à Borre à l’âge de cinquante-trois ans, il laissa pour héritiers ses sept enfants encore mineurs sous la tutelle de leur mère Catherine Facqueur :
- Amand, vingt-et-un ans
- Pauline, dix-huit ans
- Hélène, quinze ans
- Catherine, treize ans
- Louis, douze ans
- Eugénie, dix ans
- Pierre, neuf ans
La famille exploitait la ferme dite “ferme Oudoire” dont le propriétaire était Justin Longeville d’Hazebrouck.
La famille Oudoire, bien que ne possédant pas la ferme qu’elle exploitait, était néanmoins assez fortunée, eu égard aux éléments de l’héritage laissé par le père Louis Alexandre (Source : AD du Nord – 3 Q 269 – 55). La valeur du mobilier, argent, rentes et créances s’élevait à 5228,55 francs* et le revenu annuel des immeubles (12 hectares, 35 ares et 12 centiares de terres, pâtures, fonds avec maison et autres sur les communes de Boëseghem, Steenbecque et Pradelles) à 1651,65 francs (pour un capital de 33032 francs).
* Vers 1864, le salaire journalier d’un ouvrier agricole oscille entre 1,80 et 2,25 francs.
Le 1er avril 1872, Eugénie, la sœur cadette, mourut à la ferme familiale à Borre, à l’âge de dix-huit ans.
En 1876, tous les enfants de Catherine Facqueur dite “la veuve Oudoire” étaient encore célibataires et vivaient avec leur mère. L’ainé Amand avait trente-trois ans et Pierre le dernier vingt-et-un ans.